Tout d'abord, c'est par des remerciements que débutera cette critique. Remerciements à Babelio et ses fabuleuses Masses Critiques ainsi qu'aux éditions belges M.E.O., que je découvre pour la première fois, pour avoir eu la bonté d'offrir en avant-première le recueil de nouvelles qu'est «
Ailleurs ».
D'un premier abord, cet ouvrage serait une invitation à un voyage dans l'imaginaire d'un auteur, aux confins d'un conte aux faux airs d'Alice au Pays des Merveilles. C'est d'
ailleurs sur cet exemple que s'appuie le premier chapitre, lequel nous fait dériver, non sans un certain plaisir, dans un univers inconnu, sans nom et avec ce minimum de description qui accentue l'aura de mystère du décor. Grâce à l'aide d'une narration interne, on vagabonde de questionnements en questionnements, d'ignorance en doute, d'incertitudes en embryon de folie… Où sommes-nous ? Que fais-je réellement ? Il y a-t-il un début et une fin à tout cela ? le temps est-il arrêté ?... Des questions aux allures philosophiques qui pleuvent à flot. Il y a de quoi en perdre son latin. Et pourtant…
Liliane Schraûwen a ce don d'exprimer simplement des pensées intellectuelles et de dénoncer les incohérences et les injustices de ce monde avec un parfait aplomb. En toute circonstance, elle garde à l'esprit la présence de son lecteur et l'accompagne dans une sorte de voyage initiatique qui débute une fois le pas de la porte de notre conscience, de l'imaginaire et de la rationalité franchit. Maniant parfaitement le genre fantastique, à la manière d'un
Guy de Maupassant,
Liliane Schraûwen s'applique à créer des histoires ancrées dans la réalité mais relevées d'une pointe d'étrange, de mystère voire d'angoisse. Ainsi les nouvelles semblent souvent invraisemblables mais l'on se raisonne en songeant à l'aspect merveilleux du décor dans lesquelles elles se déploient.
Pourtant, si les images d'Alice et de Peter Pan sont fréquemment employées, on ne peut s'empêcher d'être déçu. Déçu car en définitive il ne s'agit pas d'un conte inouï destiné à bercé nos rêves de belles fantasmagories mais bien de courtes histoires moralisatrices et dénonciatrices. Moralisatrices, elles le sont par les fins parfois tragiques des personnages, bien que non dénuées de magie et de beauté. Dénonciatrices, elles le sont par la portée philosophique, sociale et politique de leur discours. Ce dernier aspect est particulièrement omniprésent dans la nouvelle « La Conférence », où une dame âgée prend la parole sous le patronyme de Carla Marxi (petite exagération caricaturale qui ne doit rien au hasard) en décriant avec lucidité et un calme maîtrisé les erreurs de la société et revoit alors la notion de « travail ». Mais son discours est aussi une exhortation à la révolte face à cette volonté quelque peu abrupte de vouloir « changer le monde ». Un monde meilleur, c'est bien ce que recherche
Liliane Schraûwen au travers de ses nouvelles. Un monde où l'harmonie serait maîtresse, où la magie de l'instant présent se révèlerait aux yeux de chacun, où le bonheur éphémère éclipserait les peurs… Oui, un monde de parfaite utopie qui malheureusement prête seulement à sourire. La plume gracile de l'auteur tente pourtant de rendre ce monde réel, mais en définitive il s'agit surtout d'une évasion dans les sphères de l'intangible, de l'impalpable. Chaque nouvelle rend néanmoins compte de questionnement de la vie quotidienne et l'on se retrouve parfois dans ces personnages r
ailleurs, rêveurs ou mélancoliques. Les situations sont toujours poétiquement décrites et les personnages savants, avec un brin de folie, mais on a parfois du mal à suivre la pensée de l'auteur et le raisonnement, pas toujours logique, de ses idées.
Des thèmes récurrents semblent particulièrement chers à
Liliane Schraûwen; ainsi en est-il de la porte et de la terre. La première agit en tant que frontière de l'imagination tandis que la seconde est un retour aux sources de la vie. Les messages que tentent de faire passer
Liliane Schraûwen ne sont cependant pas toujours percutants. En réalité, l'alternance des points de vue entre chaque nouvelle empêche de sympathiser avec les personnages. Ceux-ci sont d'
ailleurs traités d'une manière particulièrement froide et ne sont destinés à n'être que de simples mannequins animés selon la bonne volonté de l'auteur. Aussi, lorsque la narration est externe, on ne comprend pas toujours les raisons qui poussent ceux-ci à agir de telle ou telle façon et leur mentalité en est quelque peu obscurcie. A l'inverse, les nouvelles traitées grâce à la narration interne permettent de se solidariser avec le personnage qui devient nos yeux et nos oreilles. Grâce au « je », on rentre alors dans ses pensées et ses agissements paraissent immédiatement plus simples et évidents. Les nouvelles sont d'
ailleurs plus agréables à lire et plus merveilleuses lorsque le point de vue est interne.
Les nouvelles, ne dépassant pas dix pages, se lisent en un rien de temps mais cette rapidité est parfois gênante car elle empêche de s'immerger pleinement dans l'histoire. de plus, elles se suivent sans cohérence dans leur enchaînement. On passe ainsi, en tournant une page, d'un personnage principal féminin perdu dans ses rêves à des jumeaux tiraillés par un mal-être grandissant et à la recherche de l'union parfaite. On déambule ensuite dans de très courtes nouvelles, assez brumeuses dans leur déroulement et leur résolution et parfois l'on cherche encore la chute de l'histoire (sans la trouver). Oui, si les nouvelles débutent assez bien, la fin n'est toujours pas digne de leur commencement et l'on se demande au final quelle a bien pu être la raison de leur rédaction. Il manque cette touche de profondeur et de génie qui rend l'histoire bien ficelée.
Parmi les quinze nouvelles amalgamées, deux sont particulièrement mémorables et retiennent l'attention avec plus d'impact. Il s'agit pour la première de l'envoûtant « L'Envol », une réécrite magique du conte de Peter Pan, mais destinée cette fois-ci à un public mature et averti. On plonge corps et âme dans une histoire charmante, un brin irréelle, où une femme tente de retrouver avec ferveur ce monde magique qu'elle a quitté une fois l'âge de l'enfance dépassé. Sa quête est celle alors d'une adulte confrontée à la dure réalité de la vie, nostalgique de l'insouciance enfantine qui rend le plaisir simple et le bonheur facile. Les phrases sont alors de petites envolées qui incitent à la liberté et, pour un court moment, notre esprit s'échappe au grès des fluctuations littéraires. A l'inverse, la nouvelle «
Ailleurs », la plus longue du recueil et éponyme à celui-ci, est un mystère à elle toute seule. A vouloir se mouvoir dans une atmosphère d'irréel et de confus, l'auteur se perd dans une série de pensées philosophiques qui dépassent, et de loin, le cadre du compréhensible. Cette nouvelle est à mettre en relation avec l'oeuvre picturale qui orne la couverture du recueil et en parallèle de laquelle la nouvelle fut rédigée: un tableau de Charles Mutanganwa, peintre à l'inspiration contemporaine. En réalité, la nouvelle et le tableau ne peuvent exister l'un sans l'autre et sont parfaitement complémentaires, l'un étant l'image de l'autre et ce-dernier étant le son de ce premier. Là où les esprits les plus insensibles à l'art contemporain ne verraient qu'une vaste tâche ressemblant à s'y méprendre à un marc de café délayé à la chantilly, les adorateurs du genre se perdraient dans une explication ô combien poétique et philosophique mais ô combien nébuleuse sur la profondeur de l'oeuvre. Au fil d'une quinzaine de pages,
Liliane Schraûwen s'immerge au coeur du tableau et peint à l'aide de mots et d'expressions ce que le peintre s'emploie à créer avec ses pinceaux. Les sensations sont mises en éveil et c'est une fresque de moka, de terre de sienne et de rouille qui prend vie sous nos yeux ébahis. Des formes à l'expression humaines naissent, se meuvent dans un océan de confusion, roulent sous une matière indescriptible pour se confondre avec leur milieu. A l'image d'une certaine grenouille, un corps de femme émerge, s'enfle, s'étire et se travaille pour finir par se dissoudre dans une palette de teintes brunes. La rage enflammée du peintre est décuplée par le style haletant de l'auteur qui saisit le moindre coup de crayon, le moindre geste fiévreux de pinceau, la moindre expression rageuse, le moindre mouvement de la gouache délayée qui transpire. C'est beau, c'est irréel et narcotique mais c'est surtout évanescent et trop abstrait pour des esprits peu familiers avec le genre et le milieu. La couleur et la manière de la décrire sont néanmoins des références manifestes à cette terre si chère à l'auteur dont ce tableau se fait le parfait panégyrique.
En définitive, cet ouvrage est à l'image de ces deux nouvelles : tantôt un petit bijou fantastique, tantôt une épreuve métaphysique et brumeuse. Tantôt on frissonne par le vent de magie qui émane de l'ambiance créée, tantôt on s'égare dans des méandres de réflexions immatérielles. A déguster donc, voire à dévorer pour certains passages, mais avec une certaine modération.