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EAN : 9782070337491
128 pages
Gallimard (09/11/2006)
4.11/5   9 notes
Résumé :

" Là où d'autres proposent des œuvres je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit. La vie est de brûler des questions ", écrit en 1925 Antonin Artaud dans " L'Ombilic des Limbes ". Une dizaine d'années plus tard, son " Théâtre de la Cruauté " révolutionne la conception occidentale du théâtre : la littérature est un acte, martèle-t-il, la mise en jets de forces, l'inver... >Voir plus
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Apparemment donc, on est ici très loin d’Artaud et de sa conception d’un écran de
cinéma comme chair tactile où se projettent nos rêves. Artaud, il est vrai, à très tôt rompu
avec l’idéal communiste de Breton et des surréalistes. « Sans méconnaître les avantages de la
suggestion collective, écrivait-il un peu perfidement en 1927, je crois que la Révolution
véritable est affaire d’individu. L’impondérable exige un recueillement qui ne se rencontre
guère que dans les limbes de l’âme individuelle. Pour moi, négligeant toute tentative
commune, je m’enfonce à la recherche de la magie que je me suis faite, dans une solitude sans
compromis19 ». De quoi s’agit-il finalement pour lui, au cinéma ? De la matérialisation, sur
l’écran comme sur la scène, de l’invisible. Au cinéma comme au théâtre c’est de chair qu’il
s’agit. « Si profond que l’on creuse dans l’esprit, écrit-il à l’époque de sa rupture avec Breton,
on trouve à l’origine de toute émotion, même intellectuelle, une sensation affective d’ordre
nerveux […], quelque chose de substantiel, […] une certaine vibration20 ». C’était le même
principe qu’énonçait déjà sa « théorie de la Chair » dans l’Ombilic des Limbes. Qu’est-ce que
la Chair ? Un corps subtil en instance d’incarnation. Proche de ce rapport en chiasme que
Merleau-Ponty, lecteur d’Artaud, théorisera dans le Visible et l’Invisible, la Chair est un
double de matière et d’esprit, d’organique et de spirituel. Dans « Position de la Chair » en
1925, Artaud écrit :
« Il y a des cris intellectuels, des cris qui proviennent de la finesse des moelles. C’est
cela, moi que j’appelle la Chair. Je ne sépare pas ma pensée de ma vie. Je refais à
chacune des vibrations de ma langue tous les chemins de ma pensée dans ma chair21 ».
Dans ses textes des années 25, la Chair désigne un milieu fondamental réinventant
l’archaïque, pré ou post-identitaire (« pré-égologique », dira Merleau-Ponty), où matière et
intellect se mêlent. C’est une masse traversée par de l’énergie, du corps à la fois solide et

19 « Point final », op. cit., Quarto p. 241.
20 « Cinéma et réalité », op. cit., Quarto p. 247.
21 « Position de la Chair », Quarto p. 146.
8
subtil, une matière impulsive et vibrante où s’enracine la substance pensante : « J’imagine un
système où tout l’homme participerait, l’homme avec sa chair physique et les hauteurs, la
projection intellectuelle de son esprit22 ». Or l'écran de cinéma pour Artaud est très
exactement cela : une peau-membrane vibratile, une surface tactile à la fois proche et
lointaine, espace de projection et de contact. Au cinéma, écrit-il, « toute une substance
insensible prend corps, cherche à atteindre la lumière. Le cinéma nous rapproche de cette
substance-là ». On n’est pas loin ici de ce que l’historien d’art Henri Focillon tente lui aussi
de saisir de cette mystérieuse « vie des formes » qui grouille et vibre en-deçà des images
stratifiées de la représentation. Dans l’espace-milieu qu’il analyse, celui par exemple de l’art
baroque, la forme est d’abord vie mobile : « L’épiderme n’est plus une enveloppe murale
exactement tendue, il tressaille sous la poussée de reliefs internes qui tentent d’envahir
l’espace et de jouer à la lumière et qui sont comme l’évidence d’une masse travaillée dans sa
profondeur par des mouvements cachés23 ». La toile, l’écran de cinéma est bien, pour Artaud,
cette matière vivante en-deçà et au-delà de la surface réelle et fixée sur laquelle le film est
projeté. L’espace paradoxal qu’instaure la salle de cinéma est « cet espace virtuel, absolu que
l'écran étend devant nous. [...] notre oeil voit ailleurs que dans la salle ce qui se passe sur
l'écran24 ». On comprend mieux alors son opposition à un cinéma parlant où le haut-parleur
localise dans la salle ce que l'on entend, et où l'effet de réel produit par le son, restreint en le
matérialisant ce que l’œil, en le rendant virtuel, démultipliait. Quatre ans après cette apologie
du cinéma, il en écrira finalement l'éloge funèbre que l’on sait :
« Le monde cinématographique est un monde mort, illusoire et tronçonné. Outre qu’il
n’entoure pas les choses, qu’il n’entre pas au centre de la vie, des formes il ne retient
que l'épiderme et ce qu’en peut rejoindre un angle visuel fort restreint, il interdit tout
ressassement et toute répétition, ce qui est une des conditions majeures de l’action
magique, du déchirement de la sensibilité. On ne refait pas la vie. Des ondes vivantes,
inscrites dans un nombre de vibrations à jamais fixé, sont des ondes désormais mortes.
Le monde du cinéma est un monde clos, sans relation avec l'existence25 ».
Artaud, on le voit, déplace (sans la connaître) la problématique de Benjamin. Le
cinéma n’était pas pour lui un art de la reproduction mécanisée, de la « reproductibilité
technique ». C’était un art de la répétition. De même qu’au théâtre il cherchait à instaurer
directement sur l’espace de la scène ce qu’il appelait la « diction », c’est-à-dire cette force
répétitive qui imprègne le discours et déstabilise l’ordre linéaire26 – vibration, rythme –, de
même au cinéma. Ce qu’Artaud cherche constamment à expérimenter au théâtre, c’est ce qu’il
appelle « l’efficacité envoûtante » des répétitions incantatoires (phonèmes, bruits, sonorités),
les « répétitions rythmiques de syllabes, [les] modulations particulières de la voix enrobant le
sens précis des mots27 ». Bien loin qu’Artaud ait voulu au théâtre « effacer la répétition en
général » comme l’a cru Jacques Derrida28, il a tout au contraire, et dans tous ses textes, mis

22 Ibid.
23 Henri Focillon, Vie des formes (1943), PUF, collection Quadrige, p. 39.
24 Lettre d’Antonin Artaud à Yvonne Allendy le 26 mars 1929, Quarto p. 304.
25 « La vieillesse précoce du cinéma », op. cit., Quarto p. 382-383 ; je souligne.
26 Sur le théâtre artaudien comme art de la répétition et le rôle de la « diction » (discorps et dictame), je renvoie à
ce que j’ai développé dans Artaud / Joyce, le corps et le texte, Nathan, coll. « Le texte à l’œuvre », 1996, p. 99-
102.
27 Le Théâtre et son Double, Quarto p. 579
28 L’écriture et la différence, Seuil, 1967, p. 361. « Ici nous touchons, écrit Derrida, à ce qui paraît être l’essence
profonde du projet d’Artaud, sa décision historico-métaphysique. […] La répétition était pour lui le mal […]. La
répétiton sépare d’elle-même la force, la présence, la vie ». C’est la limite de l’interprétation de Derrida que de
lire Artaud depuis l’horizon de la présence « pure » et de la métaphysique, pour finir en boucle par postuler chez
9
l’accent sur sa force magique d’envoûtement et de contagion.
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En ce sens, le spectateur « engagé » d’Artaud serait-il l’inverse du spectateur
« distrait » de Walter Benjamin ? Il faut y regarder un instant de plus près. A la fin de son
texte sur « L’œuvre d’art », Benjamin pose la question de ce que serait un art « de masse » ou
pour les masses. Première réponse : contrairement à la relation individuelle que chaque
spectateur entretient avec un tableau (se recueillant en lui, voire s’y abîmant), « la masse
distraite recueille l’œuvre d’art en elle » (III, 311). Un autre type de réception semble donc
caractériser le spectateur de cinéma, une réception que Benjamin qualifie de « tactile »,
fondée non sur l’attention mais sur l’accoutumance. Le spectateur de cinéma serait ainsi
semblable à ces masses qui passent, sans les voir ou presque, devant les chefs d’œuvre de
l’architecture, en ressentent vaguement la présence, les percevant par distraction.
« L’homme distrait est parfaitement capable de s’accoutumer. Disons plus : c’est
seulement par notre capacité d’accomplir certaines tâches de façon distraite que nous
nous prouvons qu’elles nous sont devenues habituelles. Au moyen de la distraction
qu’il est à même de nous offrir, l’art établit à notre insu le degré auquel notre
aperception est capable de répondre à des tâches nouvelles. […] C’est ce qu’il fait
aujourd’hui au cinéma. La réception par la distraction, de plus en plus sensible
aujourd’hui dans tous les domaines de l’art, et symptôme elle-même d’importantes
mutations de la perception, a trouvé dans le cinéma l’instrument qui se prête le mieux
à son exercice. Par son effet de choc, le cinéma favorise un tel mode de réception. S’il
fait reculer la valeur cultuelle, ce n’est pas seulement parce qu’il transforme chaque
spectateur en expert, mais encore parce que l’attitude de cet expert au cinéma n’exige
de lui aucun effort d’attention » (III, 312-313 ; l’auteur souligne).
Loin de toute description simpliste (négative ou de dédain) que l’on pourrait être tenté
d’y voir, « l’homme distrait » me semble au contraire exemplaire de l’essentielle ambivalence
qui marque la réflexion de Walter Benjamin lorsqu’il tente d’appréhender d’un point de vue
marxiste ce qu’il pense être la nécessité d’un art de masse. D’une part en effet, cet « homme
distrait » évoque irrésistiblement l’homme des masses décrit par Hannah Arendt, celui des
« vastes couches de gens neutres et indifférents » qui n’adhèrent jamais à aucun parti et
forment le lit des totalitarismes 17. Ce n’est sans doute pas un hasard si, juste après avoir
évoqué son « homme distrait », Benjamin souligne en note les dangers du cinéma utilisé à des
fins de propagande par le fascisme ; « à la reproduction en masse correspond en effet une
reproduction des masses », écrit-il. Nulle autre technique d’enregistrement ne peut, comme le
cinéma, saisir ainsi les masses d’hommes en mouvement, remarque-t-il. Les actualités filmées
qui montrent les grands rassemblements (cortèges, meetings, manifestations sportives…)
permettent ainsi à la masse de « se voir elle-même face à face ». Commentant ce même
article, Gilles Deleuze y décèle comme une inquiétude informulée et pourtant sous-jacente
aux propos de Benjamin : l’art du mouvement automatique ne coïncidait-il pas en effet avec
l’automatisation des masses et la mise en scène d’Etat ? La menace ? : « Hitler comme
cinéaste », résumait Deleuze : « Et il est vrai que jusqu’au bout le nazisme se pense en
concurrence avec Hollywood. Les fiançailles révolutionnaires de l’image-mouvement avec un
art des masses devenues sujet se rompaient, laissant place aux masses assujetties comme
automate psychologique, et à leur chef comme grand automate spirituel18 ». Et pourtant
d’autre part, en dépit de cette menace sous-jacente que sans aucun doute Benjamin sent

17 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Quarto-Gallimard, 2002, p. 619.
18 Gilles Deleuze, L’image-temps. Cinéma 2, Minuit, 1985, p. 344
7
poindre ici dans l’image cinématographique, on peut entendre aussi dans la perception
« incidente », sans effort d’attention, de son nouvel homme « distrait » (« inconscient » dans
tous les sens du terme ?) comme un écho d’une version vulgaire, c’est-à-dire collective (au
sens de la multitude du vulgus), de l’attention flottante d’un psychanalyste par protocole
aveuglé et distrait. En ce sens, « l’homme distrait » dans sa distanciation brechtienne face à
l’écran de cinéma, à la fois proche et lointain, semble renouer paradoxalement avec le
fonctionnement même de l’aura. Mieux même, il la réinvente : Qu’est-ce au juste que l’aura ?
demande Benjamin dans sa « Petite histoire de la photographie ». Réponse : « Une trame
singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Un jour
d’été, en plein midi, suivre du regard la ligne d’une chaîne de montagnes à l’horizon ou d’une
branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur
manifestation – c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche » (II, 311 ; je
souligne). Ambiguïté fondamentale de Benjamin, là encore, déchiré entre la nostalgie d’une
aperception solitaire et unique, celle de l’homme cultivé, et la défense idéologique d’un autre
regard : celui de la communauté des hommes rassemblés. C’est ainsi sans doute qu’il faut
entendre sa critique ironique d’une certaine naïveté d’Apollinaire et des surréalistes – ces
« intellectuels bourgeois de gauche, dits bien intentionnés » – et la hâte avec laquelle ils
« s’empressent d’acquiescer au miracle incompris de la machine » (II, 124). La machine
technique, telle est sans doute l’analyse complexe (fascinée et distante à la fois) de Benjamin,
porte en elle les ferments d’une nouvelle perception du monde. Il nous appartient d’œuvrer
pour que ses promesses ne virent pas au cauchemar.
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Les quelques textes (« drames mentaux ») qu’Artaud écrit dans les années vingt pour
le théâtre Alfred Jarry sont clairement d’inspiration surréaliste. Ainsi, par exemple, le Jet de
sang, dont la première représentation était annoncée dans le programme de la saison 1926-

8 « Cinéma et réalité », Quarto p. 248.
9 « Sorcellerie et cinéma », op. cit., p. 257.
5
1927. Ce texte est littéralement truffé d’indications dicascaliques dont la représentation sur
scène est difficilement envisageable. Celle-ci, par exemple : « Elle mord Dieu au poignet. Un
immense jet de sang lacère la scène ». Le Théâtre Alfred Jarry ne jouera pas Le Jet de sang ce
qui ne signifie d'ailleurs pas qu'il soit injouable. Il fut monté entre autres en 1962 par le
groupe de Jean-Marie Patte, repris à Paris par René Goering puis par Peter Brook10. Autre
exemple, en 1933-1934, le descriptif scénique du spectacle La Conquête du Mexique, où
Artaud fait figurer au troisième acte la notation suivante : « Montézuma coupe l'espace vrai, le
fend en deux comme un sexe de femme pour en faire jaillir l'invisible11 ». Surréalistes, ces
textes le sont au sens où Artaud lui-même, après sa rupture avec le groupe, en donnait une
définition : « Le surréalisme n'a jamais été pour moi qu'une nouvelle sorte de magie. [...] Le
concret tout entier change de vêture, d'écorce, ne s'applique plus aux mêmes gestes mentaux.
L'au-delà, l'invisible repoussent la réalité. Le monde ne tient plus12 » ; ou encore : « L'espace
spirituel est plein d'issues. Il ne suffit que de l'atteindre et de s'y installer13 ». Ces deux
expressions (gestes mentaux, espace spirituel) indiquent assez à quel point le théâtre d'Artaud,
surréaliste dans cette acception qui est la sienne, dépasse la simple notion de théâtre
« mental ». Pour lui, le mental se représente, le spirituel se spatialise et son théâtre se joue
précisément dans ce pari d’une mise en scène (et d’une mise en acte) d’un espace
indissociablement corporel et psychique.
C'est en ce sens que les divers scénarios pour le cinéma qu’Artaud rédige entre 1924 et
1930, relèvent tous du postulat que le cinéma doit, comme le théâtre, permettre de corporiser
les rêves, faire surgir sur la scène comme sur l’écran, les forces invisibles de la psyché. Mais
– et c’est là l’inconciliable paradoxe – si les rêves sont simplement reproduits sur la pellicule,
réalisés – dans tous les sens du terme – à l’écran, où est la sorcellerie ? Il n’y a plus de magie
de l’invisible si la technique supplée à l’irreprésentable, si elle permet de donner forme à la
force des rêves. Comme le remarquait récemment le cinéaste André S. Labarthe 14, il faut
reconnaître l’extrême fidélité de Germaine Dulac, cinéaste d’ailleurs confirmée, à Antonin
Artaud mais c’est précisément ce savoir qu’Artaud récuse : cette grammaire apprise, ces
codes stéréotypés, tout cet appareillage technique que son scénario pourtant sollicite à chaque
phrase. Le film réalisé, calibré, chronométré a dû lui sembler mort. Les images qu’il avait
sous les yeux arrivaient de très loin, elles re-présentaient, elles reproduisaient son scénario
faute d’avoir pu en saisir le jaillissement. Or l’essentiel aux yeux d’Artaud, il le répétera
constamment, est précisément « que nous ne nous contentions pas de demeurer de simples
organes d’enregistrement ». C’est encore ce qu’il soulignera, peu avant sa mort, à propos de
l’enregistrement de l’émission radiophonique « Pour en finir avec le jugement de dieu », dans
une lettre à Paule Thévenin du 24 février 1948 : « je suis très triste et désespéré, mon corps
me fait mal de tous les côtés, / mais surtout j’ai l’impression que les gens ont été déçus / par
ma radio-émission. / Là où est la machine / c’est toujours le gouffre et le néant, / il y a une
interposition technique qui déforme et annihile ce que l’on a fait »15. C’est en des termes
proches, on l’a vu, qu’il s’en prenait déjà à la machine cinématographique en 1933, cette
« soi-disant magie mécanique », cette « machine à l’œil buté ». Ce qu’il y oppose jusqu’à la
fin ? « Un théâtre de sang, / un théâtre qui a chaque représentation aura fait gagner
corporellement / quelque chose »16. Et de même au cinéma : il s’agit moins de représentation,

10 Henri Béhar, Le théâtre dada et surréaliste (1967), Idées/Gallimard, p. 406-407.
11 Antonin Artaud, Œuvres complètes, édition de Paule Thévenin, tome V, p. 26.
12 « A la grande nuit ou le bluff surréaliste », Quarto p. 238.
13 « Point final », Quarto p. 243.
14 « La peau humaine des choses : Artaud et le cinéma », revue Europe janvier-février 2002, numéro Antonin
Artaud, p. 232-233.
15 Quarto p. 1676.
16 Ibid.
6
finalement, que de capacité à subir le choc corporel que l’écran provoque sur celui qui, dès
lors, ne peut plus être un n spectateur à distance. Ce que l’œil de l’esprit regarde, dit Artaud,
c’est toujours de la mort.
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Pour le premier Artaud, comme pour Benjamin, le cinéma par le bouleversement qu’il
apporte à notre appréhension de la réalité, construit de nouvelles structures de la perception ;
il donne accès à des profondeurs jusque-là inconnues de la psyché. Il faut ici rappeler que les
réflexions d’Artaud sur le théâtre et le cinéma sont contemporaines et rigoureusement liées.
1927, par exemple, année de « La Coquille et le clergyman », époque où il joue le moine
Massieu dans « La Passion de Jeanne d’Arc » de Carl Dreyer, est aussi l’année où il fonde le
Théâtre Alfred Jarry. Sa réflexion sur le théâtre et le cinéma s’inscrit ainsi à l’intérieur de
cette tentative qui est la sienne à l’époque de repenser toute la question du spectacle et de la
représentation, la question posée pouvant se traduire ainsi : comment déjouer par le geste

6 « Petite histoire de la photographie » (II, 300 ; je souligne).
7 Notons au passage que lorsque Walter Benjamin, dans une note de son article de 1939 sur « L’œuvre d’art… »,
souligne la disparition de toute aura chez l’acteur de cinéma par opposition à l’acteur de cinéma (« Car l’aura est
liée à son hic et nunc. Il n’en existe aucune reproduction »), il donne justement l’exemple du film de Dreyer
comme étant l’un de ceux qui parviennent le mieux à transformer l’acteur en objet, en pur accessoire (III, p.292,
n.1).
4
vivant, par la force en acte, la propension de toute figure à prendre forme, à se solidifier,
autrement dit à devenir cadavre. En 1925, Artaud écrit dans une lettre ceci : « Ne croyez-vous
pas que ce serait maintenant le moment d’essayer de rejoindre le Cinéma avec la réalité intime
du cerveau ? ». Phrase fondamentale : il y a en effet un paradoxe essentiel dans la conception
qu’Artaud a du cinéma : à la fois en effet, la technique cinématographique permet d’accéder à
des profondeurs jusque-là insoupçonnées, d’atteindre cette « réalité intime » voire
inconsciente du cerveau ou de la psyché, d’autre part, il ne faut surtout pas qu’elle y
parvienne sous peine d’anéantir la force de ce qu’elle révèle. Toute la question est là et
l’impossible qu’elle referme.
Il faut relire ce qu’il écrit en 1927, pour présenter son scénario « la Coquille et le
clergyman », scénario qui, comme l’on sait, sera tourné par Germaine Dulac :
«Ce scénario n’est pas la reproduction d’un rêve [je souligne ce terme de
« reproduction »] et ne doit pas être considéré comme tel. […] Ce scénario recherche
la vérité sombre de l’esprit, en des images issues uniquement d’elles-mêmes […]. La
peau humaine des choses, le derme de la réalité, voilà avec quoi le cinéma joue
d’abord. Il exalte la matière et nous la fait apparaître dans sa spiritualité profonde,
dans ses relations avec l’esprit d’où elle est issue. […] Une certaine agitation d'objets,
de formes, d'expressions ne se traduit bien que dans les convulsions et les sursauts
d'une réalité qui semble se détruire elle-même avec une ironie où l'on entend crier les
extrémités de l'esprit8 ».
Toute la conception qu’Artaud a d’abord du cinéma et l’espoir qu’il y fonde d’y
réincarner sa pensée et son esprit, est résumée dans un article de 1927 qui s’intitule
« Sorcellerie et cinéma ». Il y évoque « cette espèce de griserie physique que communique
directement au cerveau la rotation des images », il parle de « cette sorte de puissance virtuelle
des images [qui] va chercher dans le fond de l’esprit des possibilités à ce jour inutilisées » et
qui révèle « toute une vie occulte avec laquelle il nous met directement en relation » ; le
cinéma dégage « une atmosphère de transe ». Bref, conclut-il : « Et l’époque aujourd’hui est
belle pour les sorciers et pour les saints, plus belle qu’elle n’a jamais été. Toute une substance
insensible prend corps, cherche à atteindre la lumière. Le cinéma nous rapproche de cette
substance-là9 ».
On touche ici à cette question essentielle de l’irreprésentable, question qui revient
constamment dans les théories théâtrales et cinématographiques d’Artaud. Pour résumer d’un
mot trop rapide l’hypothèse que je voudrais faire, je dirai ceci : le cinéma pour Artaud est pris
dans un irréconciliable double bind qui ne peut conduire qu’à sa mort justement parce que,
grâce à la technique (ou à cause, dirait Artaud, de la technique), il y a de moins en moins
d’irreprésentable (et déjà en 1931). C’est là la pente fatale de la technique cinématographique.
Pour comprendre ceci, qui éclaire d’ailleurs par parenthèse sous un jour différent cette fureur
d’Artaud devant le film que Germaine Dulac avait, d’un point de vue technique, très
honnêtement réalisé à partir du scénario de « la Coquille », il faut revenir un instant au statut
de la représentation telle qu’Artaud la théorise au théâtre.
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C’est aussi ce que dit Artaud, d’une autre façon : le moindre détail, au cinéma est comme
grossi, auréolé d’un étrange halo de vie (son aura, peut-être, là encore) :
« … toute image, la plus sèche, la plus banale, arrive transposée sur l’écran. Le plus
petit détail, l’objet le plus insignifiant prennent un sens et une vie qui leur
appartiennent en propre. Et ce, en dehors de la valeur de signification des images ellesmêmes, en dehors de la pensée qu’elles traduisent, du symbole qu’elles constituent.
Par le fait qu’il isole les objets, il leur donne une vie à part qui tend de plus en plus à
devenir indépendante et à se détacher du sens ordinaire de ces objets. Un feuillage, une
bouteille, une main, etc…, vivent d’une vie quasi animale, et qui ne demande qu’à être
utilisée5 ».
Deuxième idée, tout aussi fondamentale, pour l’un et l’autre : le cinéma a à voir avec
le rêve et donc avec l’inconscient. Dans cette mesure, il va bien au-delà d’une transfiguration
artistique du réel : il touche, dit Benjamin à l’inconscient, et pas seulement à celui du
spectateur (ce qui serait somme toute banal), mais à l’inconscient même du monde et du réel,
si une telle chose existe … Ainsi évoque-t-il ces « aventureux voyages » que nous faisons
dans un autre réel que nous ouvre l’image cinématographique : « grâce au gros plan, c’est
l’espace qui s’élargit ; grâce au ralenti, c’est le mouvement qui prend de nouvelles

4 « Réponse à une enquête » (enquête lancée par René Clair sur le cinéma, publiée dans Théâtre et Comoedia
illustré en mars 1923), Quarto p. 41-42.
5 « Sorcellerie et cinéma » (1927), Quarto p. 257.
3
dimensions. ». Ainsi le ralenti nous découvre-t-il des formes jusque là inconnues et quasi
surnaturelles. Et Benjamin conclut :
« Il est bien clair […] que la nature qui parle à la caméra n’est pas la même que celle
qui parle aux yeux. Elle est autre surtout parce que, à l’espace où domine la conscience
de l’homme, elle substitue un espace où règne l’inconscient. […] C’est dans ce
domaine que pénètre la caméra, avec ses moyens auxiliaires, ses plongées et ses
remontées, ses coupures et ses isolements, ses ralentissements et ses accélérations du
mouvement, ses agrandissements et ses réductions. Pour la première fois, elle nous
ouvre l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à
l’inconscient pulsionnel » (III, 305-306 ; je souligne).
L’exactitude de la technique pouvant donner accès à une « valeur magique » qu’aucune
peinture ne pourrait avoir à nos yeux, c’était déjà l’idée que développait la « Petite histoire de
la photographie ». Le spectateur, soulignait Benjamin, peut retrouver parfois dans telle ou
telle photo d’une insondable tristesse (le regard perdu du jeune Kafka, l’œil lointain de cette
mère de famille rêvant à la mort), « la petite étincelle de hasard, d’ici et de maintenant, grâce
à laquelle le réel a pour ainsi dire brûlé un trou dans l’image6
. »
Pour Artaud aussi, comme pour tous les surréalistes de l’époque, le cinéma touche à
l’inconscient. On l’a souvent noté : la naissance du cinéma (1895) précède de peu la
publication de l’Interprétation des rêves de Freud (1899). On sait l’importance du recours à
l’image pour les surréalistes (images poétiques, mentales, oniriques, picturales,
photographiques, cinématographiques). Il suffit de rappeler l’irruption de la photographie
dans Nadja de Breton ou les articles que Bataille donne à la revue Documents. Autour de
Breton et Breton lui-même, nombreux sont ceux qui se mettent à écrire des scénarios et,
parfois, à les tourner : Soupault, Desnos, Man Ray, Dali, Buñuel, Bataille, Artaud. Tous sont
tentés par l’image en mouvement car ils pensent pouvoir détourner le cours du cinéma
commercial au profit de préoccupations d’avant-garde. « L’Etoile de mer » de Man Ray date
de 1928 ; « Le Chien andalou » de Buðuel de 1929. On connaît par ailleurs la carrière d’acteur
de cinéma du jeune Antonin Artaud, depuis « Fait divers » de Claude Autant-Lara en 1924
jusqu’à sa « Koenigsmark » de Maurice Tourneur en 1931, en passant par le « Napoléon »
d’Abel Gance 1927, « la passion de Jeanne d’Arc » de Carl Dreyer7 en 1928 et « l’Opéra de
quat’sous » de Pabst en 1931
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