l faut reconnaître que si les librairies de nos contrées ne manquent pas de monographies à propos de
Nobuyoshi Araki, ses ouvrages personnels s'y font nettement plus rares, un comble quand on sait l'importance du livre dans l'oeuvre du photographe. Répondant à cet insupportable vide, Taschen a eu l'heureuse idée d'éditer l'une de ses séries les plus fameuses, l'excentrique Tokyo Lucky Hole. Considérablement élargi par rapport à l'édition originale japonaise, le livre a désormais l'apparence d'une petite brique, dense de 704 pages qui ne demandent qu'à défiler entre vos doigts impatients.
Il y a mille façons de parcourir Tokyo Lucky Hole. Consciencieusement page après page, frénétiquement en laissant Araki nous égarer dans un tourbillon visuel et narratif ou simplement en amateur curieux, piquant ici et là des anecdotes graveleuses. Tokyo Lucky Hole est un superbe reportage intra-muros des établissements de plaisir tokyoites du début des années 80' quand se déroule une parenthèse libertine qui voit défiler étudiantes sans culottes, strip-teaseuses derrière un miroir sans tain, débauches collectives et autres bizarreries sexuelles. Tokyo semble peu à peu aspiré dans une frénésie licencieuse, à un point tel que les établissements de prostitution classiques, menacés par la concurrence des serveuses sans culottes, finissent eux-mêmes par faire pression sur le législateur nippon pour qu'il réprime ces comportements. Finalement, une série de lois sont adoptées en 1985 et contraignent les ardeurs des citadins. Outre cette dimension historique, le reportage tire son épingle du jeu dans la faculté d'Araki à superposer les genres photographiques tout en tournant à l'absurde les codes de chacun. La valeur supposée objective du reportage tombe le masque quand Araki prend part à l'événement en devenant à son tour l'un des acteurs photographiés, pour mieux en jouir mais aussi pour mieux le partager. Les images oscillent sans cesse entre information, érotisme ou pornographie, à une scène de rue succède celle d'une femme nue et finalement un gros-plan de son intimité. Image pornographique certes, mais qui laisse aussitôt émerger une autre pseudo-sentimentale quand un client et une prostituée, nus dans une chambre d'un
Love Hotel, adressent à Araki deux magnifiques sourires qui semblent témoigner d'un bonheur au moins équivalent à celui de deux jeunes mariés. Autobiographique sans doute,
Nobuyoshi Araki ne cache pas dans ses interviews préférer la compagnie d'une prostituée à celle d'une grande oeuvre de la littérature pour mieux connaître l'être humain. Mais gardons-nous bien de croire qu'Araki scelle avec le lecteur un quelconque pacte de sincérité, la fiction est, on le devine, toujours là en embuscade. Viennent enfin les photographies des Lucky Holes proprement dits, ces plaques décorées chichement d'un dessin et d'une photographie d'une actrice célèbre, et percées d'un trou dans lequel le client est invité à insérer son organe afin qu'une prostituée, dont il ne sait rien, s'en occupe. Elles sont sans doute le témoignage le plus précieux - ornant d'ailleurs la première et la quatrième page de couverture de l'édition japonaise - sur l'impression d'Araki le long de ce reportage, celle d'une jouissance simulée, et plus encore d'une jouissance sur un simulacre. C'est le tour de force final de Tokyo Lucky Hole, subtilement la subversion des thèmes exposés dévoile la subversion intrinsèque à l'image photographique. Apprécier une photographie n'est-ce pas en fin de compte, à l'égal d'un Lucky Hole, jouir sur un simulacre ?
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