C'était dans un café de Retiro où tu t'es approché pour me réclamer quelques pièces de monnaie et je t'ai demandé si tu voulais t'asseoir. Tu étais l'un de ces innombrables innocents qui mendient leur survie comme des anges exclus de quelque ciel pervers et lointain. Bien sûr, tu ne me connaissais pas et cela me fit du bien de partager avec toi cette rencontre. Parce que, malgré ton âge tendre, tu avais le regard vieilli par ces atrocités qui opèrent en accéléré, dans le corps et dans l'âme, les dévastations liées aux années. (...)
Enfermé dans ce vieux studio, assis au bord de mon lit, je regarde encore le dessin dont tu m'as fait cadeau, cette maison, la maison de tes rêves je suppose, avec des fleurs, de petites fenêtres ornées de rideaux, et une grande cheminée au milieu qui laisse échapper une fumée colorée, toute cette magie enchanteresse des enfants que même la misère ne saurait effacer.
J'écris ces lignes que tu ne liras probablement jamais; je voudrais te protéger, mais comment?
Quelle horreur que ce monde!
Au cours des ans, j'ai lu avec passion les grands écrivains de tous les temps. J'ai consacré de longues heures à la lecture et elle a toujours été pour moi une quête enfiévrée.
Je n'ai jamais été un lecteur d'oeuvres complètes et je ne me suis jamais laissé guider par aucune sorte de système. Au contraire, au milieu de chacune de mes crises j'ai changé d'orientation, mais je me suis toujours comporté devant les oeuvres suprêmes comme si j'avançais dans un texte sacré ; comme si à chaque rencontre m'étaient révélées les étapes d'un voyage initiatique. Les cicatrices qu'elles ont laissées dans mon âme attestent qu'il s'est bien agi de quelque chose de tel. La lecture m'a accompagné jusqu'à ce jour, en transformant ma vie grâce à ces vérités dont seul le grand art peut nous enrichir.
A mesure que nous nous approchons de la mort, nous nous inclinons aussi vers la terre. Mais pas la terre en général : vers ce morceau de terre, ce bout de terre infime mais tant aimé, tant regretté, où s'est passée notre enfance. Et parce que c'est là qu'a débuté le dur apprentissage, il reste abrité au coeur de la mémoire. Avec mélancolie je me remémore cet univers enfui et lointain, aujourd'hui condensé en un visage, en une humble place, en une rue.
Quelle n'a pas été mon indignation lorsque j'ai vu, un jour de grève nationale, des policiers répandre par terre, avec une arrogance de maître du monde, la nourriture que des ouvriers préparaient dans de grandes marmites ! Devant cela, je me demande dans quel genre de société nous vivons, quelle est cette démocratie où les corrompus vivent dans l'impunité et où la faim des peuples est considérée comme subversive.
Il y a quelque temps, j'ai regardé un film extraordinaire d'Emir Kusturica sur la disparition de la Yougoslavie. J'ai été impressionné par le déchirement avec lequel il montre la cruauté de cette extermination. Et quand j'ai vu dans leur immonde sous-sol ces êtres dont les souffrances faisaient vivre des individus mesquins et sans pitié, j'ai senti que c'était la grande métaphore de notre temps : toute une part de ce qui est humain en nous est en train de disparaître.
Ernesto Sabato :
Avant la finDepuis le Centre culturel de "La Recoleta" à Buenos Aires,
Olivier BARROT présente le livre d'
Ernesto SABATO "
Avant la fin".