Décidément,
Kôbô Abe était bien le fou génial de la littérature nippone ! Et dans son ultime roman, publié peu avant sa mort, il se livre à un véritable festival. Ce devait être un matin comme les autres, mais le narrateur, simple employé d'une société de fourniture de bureau, se découvre un étrange début de pousse végétale sur les mollets…Il vient de soumettre à son patron l'idée d'un «
cahier kangourou »… « J'ai imaginé le plan de ce cahier informe à poches innombrables et je me suis mis à rêver. En général, un cahier est une chose qui entre dans la poche, vous savez. A ce cahier, on ajoute une poche et dans cette poche on met encore un cahier et ainsi de suite… », dit-il…
Et à partir de là, tout déraille ! A commencer par l'herbe comestible qui se répand de plus en plus sur ses jambes…de la luzerne ou alfalfa ! Dès lors, c'est le début d'une aventure où nous croiserons une charmante infirmière aux lunettes rondes, un chirurgien à tête de pomme d'arrosoir (à moins qu'il ne s'agisse du propre père du narrateur), le lit d'hôpital qui se meut tout seul et entraîne le patient sur des rails ou sur un canal souterrain (euh…les égouts de Tokyo)…Là, pourchassé par un bateau de pêche à la seiche, il échoue sur les berges de l'enfer, rencontre des démonets, dont deux soeurs de l'infirmière, il en est persuadé, qui donnent un spectacle de cirque à d'improbables touristes, se réfugie dans une boutique "Objets de désir", puis revoit l'infirmière, puis s'engueule avec sa mère dans un champ de choux, l'infirmière rapplique à nouveau...Il se réveille à plusieurs reprises dans un hôpital, replonge…se fait casser la mâchoire, mais le Jules de l'infirmière est kiné, ça tombe bien, la manipulation foire, retour à l'hôpital, il va rencontrer des malades dont un est mourant. Que faire ? Plaider pour lui l'euthanasie ?!
Dans cette folie, on ne s'ennuie jamais, même si l'on est perdu, souvent. On ne parvient jamais vraiment à savoir si le narrateur rêve ses aventures. Il est possible que devant le mystère de sa maladie, des psychotropes lui aient été administrés à l'hôpital. Chaque aventure le conduit à une autre, à un rythme effréné, à l'image précisément d'une poche qui s'ouvre sur une poche…Un univers gigogne...
Cette histoire apparemment délirante et décousue m'a beaucoup plu. Elle prend son sens dans le contexte de la vie de l'auteur, gravement malade, et qui devait mourir quelques mois plus tard. Dès lors, les drogues, les hallucinations, les souvenirs d'enfance personnels, culpabilité et fantasmes sexuels, l'enfer, l'euthanasie et la mort, tous ces thèmes qui traversent le roman hantaient certainement
Kôbô Abe en permanence. Pourtant, loin d'être abattu, il donne encore le meilleur, et trouve le moyen de livrer un texte brillant et foisonnant. En effet, les dialogues sont d'une inventivité, d'une spontanéité assez époustouflante, la qualité est au rendez-vous, on se régale, on sourit voire même on rit. Dans la veine absurde, ce roman m'a fait penser à
Gros-Câlin de
Romain Gary, ce qui est un sacré compliment.
Décidément,
Kôbô Abe qui avait été à la pointe de l'avant-garde littéraire dès les années 1950, avec ses textes flirtant avec la SF et le fantastique, avait encore de belles capacités à la fin de sa vie. On peut regretter qu'en France on réduise systématiquement son oeuvre à
La Femme des sables. Je rejoins un de nos camarades utilisateur de babelio qui explique aussi son manque de notoriété dans notre pays par la dispersion de ses publications entre plusieurs éditeurs, publications du reste peu rééditées. Heureusement, il demeure bien présent dans mon réseau de médiathèques, ce dont j'entends profiter sans tarder !