Un grand-père grièvement blessé à la guerre de 14-18, un père mort à celle de 39-45, avant la naissance de son fils, le narrateur, écrivain, le vivant, hanté par ses morts, en proie au doute, qui triture les mots dans l'espoir d'être sauvé par eux, tel sont les personnages de ce roman rare, d'une grande beauté littéraire, d'une construction digne des grands écrivains qui inspirent l'auteur. le lecteur est tout à tour; bouleversé par l'horreur de la guerre dans les tranchées, par le calvaire de ce grand-père, Désiré, devenu aveugle par une balle qui lui ravage le visage, par sa volonté de reprendre son poste d'instituteur malgré son handicap, par François le père, écrivain en devenir, publié dés son premier manuscrit, qui meurt dans la débâcle du début juin 40; amusé par les scènes de la vie quotidienne du narrateur, par ses rencontres; attendri, par les souvenirs de jeunesse du grand-père, par la rencontre avec un chien qui a échappé à son maître; intéressé par les interrogations de l'écrivain sur son rôle, sur l'écriture, sur le pouvoir des mots pour sa survie, et vis à vis du lecteur, lorsqu'il révèle ce qu'il nomme lui-même son " barda " qui contient ses " saints patrons ", Conrad, Melville,
Rimbaud,
Proust, Céline,
Garcia Màrquez....; et continuellement passionné par un livre qui pose autant de questions.
Jean Marie Dallet oblige le lecteur, à s'interroger sur la construction de la personnalité, sur ce que l'individu doit à ses ascendants. La construction du livre accentue cette impression d'interaction entre les morts et les vivants. Il entremêle les paroles des aïeuls avec celle du narrateur. Il nous montre comment se forge la personnalité du narrateur, qui refusera de tirer un coup de fusil en 1960 au moment de l'Algérie, estimant avoir " déjà trop donné du côté de la mort guerrière ", et comment il s'est construit comme écrivain en nous rappelant régulièrement les noms de ceux qui lui ont servi de modèles. Lorsque le livre débute, Jean Lecoeur, le narrateur reçoit la visite de ses grands-parents morts et l'auteur les installe sur une banquette constituée par des cantines recouvertes d'un couvre-lit, c'est une magnifique métaphore, de ces revenants qui sont comme sortis des cantines (dans lesquelles habituellement on range les souvenirs). Lorsque le narrateur prend pour confident un chien, il montre non seulement son amour pour les animaux, mais également l'ampleur de sa solitude, personne d'autre ne peut imaginer la difficulté de lutter contre " la fatalité et l'oubli ", que lui, le chien qui ne sait pas qu'il va vers une " mort certaine ". le livre est également riche de toutes les références littéraires de l'auteur, on n'est pas surpris à la lecture de ce roman que
Alberto Manguel est accepté d'en écrire une si belle préface; ils sont là ceux qu'il vénère également les
Borges,
Stevenson, Conrad,
Hemingway... Pour tenter de rassurer le lecteur sur la possibilité de survivre à un tel passé, le roman se termine par une relation amoureuse et deux mots de fin pleins d'espoir.