Dernier ouvrage rédigé et paru de la sociologue française
Muriel Jolivet, Chroniques d'un Japon ordinaire : à la découverte de la société japonaise est une mine de connaissances et d'anecdotes inépuisables. L'auteure vit dans l'archipel depuis une quarantaine d'années et a enseigné à l'université Ste Sophie de Tokyo pendant 34 ans, établissement dont elle reste professeure émérite.
La matière de son ouvrage se base donc à la fois sur les recherches les plus actuelles d'éminents spécialistes nippons et sur ses propres vécu et expériences. Ayant déjà lu d'elle plusieurs de ses précédentes études sur la société japonaise, ce dernier livre permet de mesurer des évolutions parfois surprenantes.
Ici elle traite de différents thèmes tels que le mariage, la famille, la jeunesse, les personnes âgées, la spiritualité, la mort, etc, avec une approche à la fois très objective en tant que spécialiste en sciences humaines et subjective en rapportant des témoignages d'elle-même ou de proches, en commentant avec émotion ou cocasseries certains faits ou paroles d'intervenants.
De l'ensemble ressort néanmoins un sentiment de malaise dans la société nipponne.
Muriel Jolivet met ainsi en exergue le manque cruel de communication qui va croissant dans les familles, la tendance prégnante de considérer comme "mendokusei" (casse-pied, contraignant, qui prend trop de temps pour pas grand chose) le fait de chercher un(e) petit(e) ami(e), d'être amoureux, la situation de plus en plus difficile des personnes âgées (de plus en plus nombreuses) qui vivent (et meurent) souvent seules du fait de l'éclatement des familles, etc. Certains exemples apportés par la sociologue sont émouvants, d'autres choquants (ainsi les hommes en retraite sont-ils surnommés parfois "meubles encombrants" ou "déchets industriels" par des épouses qui préféreraient les voir mourir afin de bénéficier de leur pension et assurance-vie pour mener sa vie toute seule ou entre amie).
En tout cas, voilà un ouvrage qui ne laisse pas indifférent, qui offre une vision sinon exhaustive du moins la plus large possible de la société et des faits sociétaux de l'archipel des années 2010. Les nombreuses références statistiques indiquées permettent de suivre les évolutions et changements dans le temps. Je me rends compte, en lisant ces Chroniques, ainsi que d'autres livres sur ce pays, combien mentalités et façons d'être et de penser du plus occidental des États asiatiques divergent souvent de celles d'Europe. Ce que résume l'auteure sur la quatrième de couverture en expliquant que "sous forme de mosaïques, [elle] aime observer et fouiller tout ce qui répond à une logique autre." L'éditeur ajoutant que "de fait, ces chroniques immergent le lecteur dans un continent autre, là où logique et culture occidentale sont desorientées". Sensations parfois perturbantes ou dérangeantes mais qui ouvrent l'esprit à l'altérité abordée dans le but d'apprendre et d'essayer de comprendre, et non de (mé)juger.
Pari réussi avec les ouvrages de Mme Jolivet que je trouve instructif, passionnant à lire et donnant l'occasion de découvrir des personnes hors du commun comme ce médecin mort à 106 ans, en retraite à 75 ans mais qui travailla bénévolement 18 heures par jour jusqu'à 105 ans. Ou cette bonzesse de 96 ans, admirable de vie et d'humanité, sur les fronts de ses combats, en fauteuil roulant après une opération d'un cancer du rein à 92 ans, contre la politique trop radicale de l'actuel premier ministre Shinzô Abe. Ou cet homme du Tôhoku qui installa une cabine téléphonique reliée à nulle part pour permettre aux personnes ayant perdu des proches lors du grand séisme suivi du tsunami de mars 2011 d'appeler leurs morts pour laisser enfin libre cours à leurs peines et émotions jusqu'alors refoulées. Des témoignages extrêmement émouvants et un "kaze no denwa" (téléphone du vent) aussi symbolique qu'utile à la reconstruction mentale des survivants affligés.