Le fil rouge de ce roman est la volonté d'un Italien d'implanter à Trieste un musée consacré à la guerre et plus largement à la violence des sociétés humaines. L'initiateur du projet n'intervient pas dans l'ouvrage (il est décédé) sinon par indirectement par Luisa qui a accès à ses écrits et dont la famille par ailleurs a eu à souffrir de l'antisémitisme nazi et de l'esclavage.
Sur cette trame l'auteur part en guerre contre la guerre en exhumant des événements et des destins individuels de victimes de la violence guerrière sous toutes ses formes. Et cela va de la 2e guerre mondiale, à l'esclavage à la colonisation et au racisme.
Voilà un livre foisonnant, serré, dense, érudit (trop?). On peut même le trouver trop lourd.
Une difficulté : pour l'apprécier pleinement il faut bien connaître l'histoire de l'Italie avant, pendant, et après la seconde guerre mondiale et en particulier ce qui est advenu à Trieste, ville convoitée par l'Italie et la Yougoslavie de Tito. Sinon, on apprend...
Commenter  J’apprécie         170
Une fois de plus, la Trieste bourgeoise, fascisante, collaborationniste par vocation même quand elle ne peut pas collaborer, a débarbouillé et remaquillé son visage. Rien que des gens respectables ; il n'y a guère d'autres villes en Italie où des industriels, des financiers, des armateurs, des banquiers se soient affichés aussi explicitement, je dirais instinctivement - mais prudemment, aussi, bien sûr - au côté des fascistes et même, quand il l'a fallu, des nazis. Tout en lâchant aussi quelque chose, et plus que quelque chose, à la Résistance, on ne sait jamais.
" Mais est-ce que vous avez lu le témoignage si ému, pauvre naïf, de ce jeune homme qui avait été cueilli dans la rue par les nazis après l'attentat du mess du Deutsches Soldatenheim et qu'on avait envoyé au siège de la Gestapo ? Lui aussi, il aurait probablement fini pendu dans la rue Ghega avec les cinquante et un autres si, précisément à ce moment, par chance, n'était entré le vieux baron Wenck, conseiller de la Compagnie de navigation Silba, qui venait voir son ami Stulz, son ancien condisciple à Munich, présentement capitaine de la Gestapo. Alors qu'on poussait le jeune homme menotté dans un réduit, le baron est passé devant lui, l'a reconnu - car peu de temps auparavant il avait travaillé comme jardinier dans sa villa -, il s'est ému, lui a promis de l'aider et, en effet, il a parlé à Stulz et le pauvre diable a été relâché. Il lui en a été reconnaissant toute sa vie, ça se comprend, mais ne trouvez-vous pas inquiétant qu'un des patrons de la navigation à vapeur à Trieste ait été suffisamment proche de la Gestapo pour détenir le pouvoir de faire libérer un malheureux vraisemblablement destiné à la torture et au gibet ?
" Le baron a vécu encore de nombreuses années, influent respecté et à l'aise aussi bien dans le Territoire libre que dans la République italienne comme dans sa jeunesse il l'avait été dans l'empire hasbourgeois, et avec lui ceux qui gravitaient dans le même cercle, les gens qui comptent à Trieste et qui ont lavé leur linge sale dans le Canal. Ils ont même fini par faire disparaître la Rizerie - personne n'en parlait plus, même pas les antifascistes, personne n'était au courant, et pourtant c'était le seul four crématoire qui ait existé en Italie et personne, vraiment personne, n'en savait rien, c'est cela qui est tragique, ils étaient parvenus à effacer cette vérité, cette réalité... Même le 25 avril, dans les cérémonies officielles, on n'en parlait pas. On a fini par célébrer des anniversaires, par organiser des commémorations, mais très tardivement. Des cérémonies, des conférences, c'était bien le moins qu'on puisse faire, mais il a fallu attendre le procès pour savoir, pour prendre conscience que nous savions que des choses horribles s'étaient passé chez nous, sous notre nez, et que c'était aussi notre affaire...
On descend. Les rayons de lumière de diverses couleurs s'éteignent peu à peu, d'abord les rouges, puis les orangés, les jaunes, les verts, et en dernier les violets et les ultraviolets. À dix mètres de profondeur, c'est déjà le soir.
On descend dans la crypte toujours plus obscure d'une cathédrale, la voûte au-dessus des têtes est encore bleue, verrière sillonnée par les frétillements d'une lumière de plus en plus pâle, de plus en plus opaque. Le temps, là-dessous, ralentit, se condense. Minutes de sommeil, années. Combien de temps a-t-on dormi, combien de temps a-ton rêvé qu'on dormait ? Dans ce bleu où l'on descend et qui bientôt n'est plus bleu, tout semble advenir avec une lenteur séculaire. Le pêcheur Urashima - Ivo se souvient très bien du petit livre qu'il avait reçu à la Saint-Nicolas, une édition allemande de contes, il revoit sa couverture avec le titre en caractères gothiques, noirs sur les crêtes blanches des vagues de l'illustration - plonge de sa barque dans les bras de la princesse de la mer, son cœur s'engloutit ; non-temps de la félicité et de la mort. Ulysse ne s'aperçoit pas que dans la grotte avec Calypso se sont écoulés sept ans, Urashima ne s'aperçoit pas qu'entre les bras de la déesse de la mer se sont écoulés quatre cents ans. mais qui les compte ? Les ans sont fait de jours, et pour qu'il y ait un jour il faut que le soleil se lève et se couche, mais quand au sein de la grande marée originelle il n'y avait aucun soleil qui puisse se lever ni se coucher, ni aucune terre qui puisse tourner autour de lui, et quand dans un baiser il n'y a ni hier ni demain, les jours n'existent plus et on ne peut pas les compter. Je suis ici dessous pour faire la guerre, enseigne de vaisseau, mais ici dessous il semble impossible de penser à la guerre, à sa précipitation accélérée, à la torpille qui jaillit à toute vitesse pour trouer la mer, le mur du temps.
Touché au large de Venise, le sous-marin a réussi à remonter, lentement et en oblique, et à faire surface en se couchant sur un banc de sable, puis une corvette autrichienne a recueilli son équipage, y compris les quatre hommes tués lors de l'explosion, puis il est rentré à Pola.
L'enseigne de vaisseau Ivo Saganic a plus de chance que ses camarades, car à la différence des autres marins et officiers originaires de petites villes et villages plus éloignés, lui, il habite à Promontore, juste au bord de la mer, cette mer d'où il est remonté et rentré chez lui où l'attend sa femme, Mila, avec ses cheveux longs comme ceux d'une sirène. Urashima a la nostalgie de sa maison, de son père de sa mère de ses frères et sœurs, et il dit à la déesse de la mer de le laisser partir, qu'il reviendra vite. L'enseigne de vaisseau Ivo Saganic a de la peine à cause des quatre marins morts et du sous-marin qui était devenu sa barque, plus encore peut-être que celle qui l'attend amarrée presque en face de chez lui, mais il est content de rentrer même si c'est pour peu de temps ; quand les dieux envoient un message, on part ou on revient sans discuter. Pendant que le sous-marin remonte - lentement entre autres parce qu'il le fait en oblique, l'angle qui sépare sa ligne de flottaison d'une ligne horizontale est très aigu - , il pense à ces hauts-fonds qui s'éloignent et disparaissent, à toutes les plantes et à tous les poissons parmi lesquels ils sont en train de passer, au sguazeto - ce délicieux ragoût - qui l'attend chez lui ou à l'auberge, chez Trita Trita, où ils iront peut-être, Mila et lui, fêter son retour.
À vrai dire, il espère aller tout de suite chez lui, mais peut-être que ses camarades voudront faire une petite bringue et lui, l'un des seuls à être mariés, ne veut pas faire le fier ou passer pour un Simandl, comme ils disent en allemand - lui il est et il se sent autrichien, comme eux tous, sujet de l'empereur, mais allemand, non, pas du tout, il est istrien et italien - , ce qui signifie que sa femme ne le tient pas sous sa pantoufle, et donc ils finiront sans doute tous chez Trita Trita qui expédie la jeunesse au cimetière avec son vin noir et au boulevard des allongés avec son vin blanc, mais lui il s'éclipsera assez rapidement. Aussi parce que, ensuite, il devra retourner en mer, sous la mer. Urashima s'unira bientôt à nouveau à la déesse de la mer qui, lorsqu'il est parti, ne lui a rien dit mais lui a simplement donné un petit coffret, en l'avertissant de ne jamais l'ouvrir.
Il y a bien des façons d'attendre un mari qui vit longtemps - qui est peut-être mort - au fond de la mer et quand l'enseigne de vaisseau Igo Savanic vit que sa femme, la belle Mila, plus belle que la très belle reine de la mer, ne l'avait pas attendu toute seule ni non plus seulement en compagnie de leur fils, le petit Tonko, il lui sembla ne plus reconnaître la maison, la barque amarrée en face et doucement bercée par la mer, la cour et l'escalier qui montait à la porte, où Mila se tenait droite et silencieuse, plus lointaine que lorsqu'il était au fond des eaux , les quelques pas, les quelques mètres qui les séparaient étaient des années, des décennies. Urashima, quand il rentre au village, ne trouve plus rien, à part les montagnes ; sa maison n'est plus là, ni aucune des maisons qu'il connaissait, personne ne se souvient d'une famille portant le même nom que lui, même au cimetière il y a d'autres tombes et les noms, que le temps a rendu presque illisibles, ne lui disent rien ; quatre cents ans se sont écoulés, entend-il dire, depuis l'époque où un typhon a détruit un village qui se dressait à cet endroit, alors il va sur le rivage de la mer solitaire, il ouvre le coffret - peut-être qu'à l'intérieur il y a un message de la déesse qui va tout lui expliquer, un sortilège qui le protégera de tout danger -, mais il n'y a que de la poussière, immédiatement dispersée par le vent. Il se regarde dans l'onde claire et placide à ses pieds qui lui montre un visage creusé de sillons comme les pierres de ces vieilles tombes et de longs cheveux blancs comme neige.
Les jambes d'Urashima se dérobent sous lui, il tombe sur la plage, l'enseigne de vaisseau Ivo Saganic, au contraire, a regardé longuement Mila immobile sur le seuil, puis il s'est retourné et est allé sur le rivage regarder longuement la mer, la dernière fois qu'on l'a vu, semble-t-il, il prenait à pied la route qui mène à Medulin. Les registres de la marine impériale-royale en savent certainement quelque chose, étant donné que peu de jours après l'équipage du U-Boot 20 a été appelé à reprendre la mer sur une autre unité, mais dans le grand chambardement de l'Autriche, à la fin de la guerre, ces registres ont été dispersés.
Le chat ne fait rien, il « est », comme un roi. Il reste assis, pelotonné, allongé. Il a la persuasion, il n’attend rien et ne dépend de personne, il se suffit. Son temps est parfait, il se dilate et se rétrécit comme une pupille concentrique et centripète, sans se précipiter dans un angoissant écoulement goutte-à-goutte. Sa position horizontale a une dignité métaphysique que l’on a en général désapprise. On se couche pour se reposer, dormir, faire l’amour, toujours pour faire quelque chose et se relever dès qu’on l’a fait ; le chat se couche pour être couché, comme on s’étend devant la mer rien que pour être là, étiré et abandonné. C’est un dieu de l’instant présent, indifférent, inaccessible
Le vieux mûrier est là, noueux et verruqueux, d'innombrables années l'ont marqué de protubérances, de loupes ; de cet héritage ligneux les mûres provocantes et juteuses, plus nombreuses que les mains des habitants qui auraient dû les cueillir, tombent en se mêlant au terreau, à la boue et à quelques flaques pour donner un moût purpurin, menstrues cancéreuses de l'Histoire.
Les hommes et les empires tombent, les mûres pleines de jus aussi, sur la tête des visiteurs ; ce rouge sombre gicle et salit partout. Vêtements fichus, gens qui font un saut en arrière. Quand les bombes tombent, les gens sont épouvantés et il y a encore beaucoup plus de rouge. Et ces vers à soie, eux-aussi, ne sont-ils pas dégoûtant de manger les feuilles du mûrier, qui n'est là que pour être agressé, mangé ? mangé pour que quelques-uns aient de la soie, la belle soie légère comme l'air, caresse sur la main qui la palpe, voile diaphane sur les épaules ou sur un visage, lacet de soie avec lequel le sultan étranglait celui qui tombait en disgrâce. De quelque chose qu'on parte, on arrive toujours aux armes.
Le Musée lui aussi devrait être un amas confus de l’avant et de l’après, comme les choses qu’il montre et raconte. Pourtant, ce serait bien de pouvoir commencer par le commencement, comme la Torah. Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Au commencement ou presque, car il semble qu’il y avait déjà Tohu et Bohu, le Chaos et le Vide, ils sont toujours là, ces deux, et ils vous empêchent de commencer vraiment quelque chose et quelque histoire que ce soit. Mais avec lui, par exemple, on pourrait commencer, même à l’encontre de sa volonté, sinon par la naissance – ou, si l’on veut être plus rigoureux, neuf mois auparavant, quand commence véritablement son histoire –, du moins par l’enfance, l’adolescence, dont parlent, même si c’est à la hâte et le souffle court, ses carnets.
Lors de l'émission “Hors-champs” diffusée sur France Culture le 16 septembre 2013, Laure Adler s'entretenait avec l'écrivain et essayiste italien, Claudio Magris. « L'identité est une recherche toujours ouverte, et il peut même arriver que la défense obsessive des origines soit un esclavage régressif, tout autant qu'en d'autres circonstances la reddition complice au déracinement. » Claudio Magris (in “Danube”)
Claudio Magris, né à Trieste le 10 avril 1939, est un écrivain, germaniste, universitaire et journaliste italien, héritier de la tradition culturelle de la Mitteleuropa qu'il a contribué à définir. Claudio Magris est notamment l'auteur de “Danube” (1986), un essai-fleuve où il parcourt le Danube de sa source allemande (en Forêt Noire) à la mer Noire en Roumanie, en traversant l'Europe centrale, et de “Microcosmes” (1997), portrait de quelques lieux dispersés dans neuf villes européennes différentes. Il est également chroniqueur pour le Corriere della Sera.
Il a été sénateur de 1994 à 1996. En 2001-2002, il a assuré un cours au Collège de France sur le thème « Nihilisme et Mélancolie. Jacobsen et son Niels Lyhne ».
Ses livres érudits connaissent un très grand succès public et critique. Claudio Magris a ainsi reçu plusieurs prix prestigieux couronnant son œuvre, comme le prix Erasme en 2001, le prix Prince des Asturies en 2004, qui entend récompenser en lui « la meilleure tradition humaniste et [...] l'image plurielle de la littérature européenne du début du XXIe siècle ; [...] le désir de l'unité européenne dans sa diversité historique », le prix européen de l'essai Charles Veillon en 2009, et le prix de littérature en langues romanes de la Foire internationale du livre (FIL) de Guadalajara, au Mexique, en 2014. Claudio Magris est également régulièrement cité depuis plusieurs années comme possible lauréat du prix Nobel de littérature.
Thèmes : Arts & Spectacles| Littérature Contemporaine| Littérature Etrangère| Claudio Magris| Mitelleuropa
Sources : France Culture et Wikipédia
+ Lire la suite