AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782070179299
480 pages
Gallimard (12/10/2017)
3.07/5   46 notes
Résumé :
Dans ce roman violent, tendre et passionné, Claudio Magris se confronte à l’obsession de la guerre, quels que soient l’époque et le pays, une guerre universelle, indissociable de la vie même, rouge de sang, noire comme les cales des navires négriers, sombre comme la mer qui engloutit les trésors et les destins, grise comme la fumée des corps brûlés dans le four crématoire nazi de la Rizerie de San Sabba à Trieste, blanche comme la chaux qui recouvre le sépulcre et l... >Voir plus
Que lire après Classé sans suiteVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (13) Voir plus Ajouter une critique
3,07

sur 46 notes
5
4 avis
4
3 avis
3
1 avis
2
1 avis
1
2 avis
Il n'y a jamais trop de notes, de thèmes, de nuances dans un morceau de Debussy ; de la même manière, il n'y a pas trop d'histoires, trop de digressions, trop de retours en arrière dans « Classé sans suite ». Claudio Magris ne se soucie pas d'être facilement lu et encore moins de ce minimum de cohérence qu'il est obligatoire de donner à des écrits pour se faire instantanément comprendre, c'est-à-dire, en y réfléchissant un peu, pour ne pas se faire comprendre du tout. C'est sans doute absurde d'être obligé de s'exprimer de façon cohérente quand ce que l'on a vécu, compris des conflits est incohérent, absurde, haché. de sorte que dans ce roman d'aujourd'hui, Claudio Magris fabrique de l'informe, de l'invertébré, une relation d'évènements apparemment disparates. Un écrivain moins talentueux (quelqu'un qui peut-être n'a pas vécu à Trieste à la libération et dans l'immédiate après-guerre), sur le même sujet, pourrait constituer, susciter, après coup, à froid, conformément à un usage de sons et de signes convenus, des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres, alors qu'à la vérité la guerre n'a ni formes définies, ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni ponctuation (en tout cas pas de point), ni exacte temporalité, ni sens, ni consistance sinon celle, visqueuse, trouble, molle, indécise d'une tumeur cancéreuse.


Claudio Magris, nous perd dans un dédale de pièces, un fatras d'armes de toutes sortes, un monceau de notes informes, un galimatias de langues, un mélange d'histoires (de L Histoire) et de cultures. Un homme a consacré sa vie entière à bâtir un musée de la guerre pour l'avènement de la paix. Sa manie fascinante, délétère, stérile, aride tant elle détruit chaque plaisir, lui est une cuirasse qui le protège des dévastations de la vie mais aussi une passion qui le meut et qui le tend vers quelque chose d'absolu. Luisa, héritière floutée de l'exil juif et de l'esclavage des Noirs, chargée d'organiser le foisonnant musée triestin, est cependant la véritable protagoniste de ce roman. Elle est l'Aladin de cette narration totale, la lampe qu'elle frotte fait surgir des histoires. le musée est la structure même de « Classé sans suite » : que Luisa examine une hache paraguayenne et l'épopée de l'indien perdu dans la Vienne de la belle époque jaillit ; qu'elle envisage la place d'un fusil de la seconde guerre mondiale dans une salle et l'histoire de l'emblématique soldat allemand fusillé par les siens apparait à son tour ; qu'elle déchiffre péniblement les bribes d'un document ancien et l'aventure de Luisa de Nazareth faite prisonnière par les indiens et de retour chez elle s'impose à nous …


Dans ce labyrinthe d'évènements qui se racontent à Trieste parfois haut et fort et parfois à voix basse, il y a un Minotaure qui se dissimule : la présence de la Rizerie, un camp d'extermination, a fait l'objet d'une incompréhensible omerta au lendemain de la guerre. Les carnets eux-mêmes du muséologue, carnets sur lesquels furent relevés les noms inscrits à la porte des fours crématoires d'amis de bourreaux et d'amis d'amis de bourreaux, ont été substitués par les Autorités. L'insurrection triestine, sa libération ont été une succession de luttes, d'alliances absurdes et cruelles de tous contre tous, un cancer tue que l'on n'a pas pu opérer et dont les métastases ont proliféré : nazis, fascistes, démocrates antifascistes, titistes se sont affrontés, ont mêlé leurs histoires à L Histoire. Cette dernière nous dit Claudio Magris est un palimpseste difficilement lisible, un support que l'on a à gratter pour écrire de nouveau, une écriture qui en recouvre d'autre de ses corrections mais ne l'efface pas ; elle est toujours la même mais superposée à la précédente, destinée à être retouchée, réécrite mais non annulée passant de bouche en bouche elle est perpétuelle.
Commenter  J’apprécie          170
Je n'ai malheureusement pas accroché. le sujet était prometteur : une petite-fille de déportée (Luisa) a la responsabilité de monter un musée consacré à la paix, selon les voeux de son emblématique fondateur. On peut refaire l'histoire du monde en étudiant l'histoire des armes. C'est fascinant de voir une nation l'emporter sur un simple avantage technologique, pour un fusil à plus longue portée, ou pour un tank aux chenilles plus larges.
Il y a deux récits qui avancent simultanément dans ce livre : une visite du futur musée, salle par salle, et l'histoire de la famille de Luisa. Pour apprécier le premier, il faut avoir l'esprit vide-grenier (de la mémoire), aimer les diversions incessantes. Elles peuvent être passionnantes comme la révélation des crimes de droit commun pendant les bombardements de Londres ou Trieste, qu'elle collabore ou qu'elle se libère. Mais sinon, ça tire dans tous les sens. À vouloir toucher tous les sujets, l'auteur n'en atteint aucun. Beaucoup trop de balles perdues. Et ces métaphores guerrières systématiques, ces descriptions sans fins, verbalistique ! Comme dans American Psycho, les lectures de notices, moi, ça ne m'emballe pas. J'ai eu l'impression de subir la logorrhée d'un ancien combattant bourré, impossible à suivre dans ses élucubrations.
Quant au deuxième récit, celui d'une famille juive emportée par le destin, il est confus parce qu'entremêlé à la question de l'esclavage (noir) – ça fait beaucoup. Quitte à lire une saga sur le peuple errant, autant choisir la fresque d'André Schwarz-Bart.
D'un fait méconnu (une chambre à gaz en Italie), Claudio Magris a construit un pensum. J'ai eu, un peu comme pour la guerre, une impression de gâchis.
Bilan : 🔪
Commenter  J’apprécie          222
Claudio Magris est né à Trieste. Cette ville a connu, lors de la seconde guerre mondiale des affrontements entre les nazis, les fascistes, les communistes, les résistants, et les alliés libérateurs. Situé à la frontière entre l'Italie et la Slovénie, elle était au coeur de la poudrière des Balkans. Les nazis y avaient implanté dans un bâtiment, nommé la Rizerie, le seul camp de concentration d'Italie, avant d'entrer dans les chambres à gaz, les prisonniers avaient gravés sur les murs, les noms de ceux qui les avaient torturés, dénoncés, où qui avaient collaboré avec les fascistes. Avant que ces inscriptions ne soient supprimées, recouvertes de peinture, un homme a relevé les noms et les dessins. Après la guerre, cet homme qui reste anonyme tout au long du roman, va collectionner toutes sortes d'armes de guerre depuis les plus rudimentaires des hommes primitifs, sagaies, massues , en passant par les épées, et autres sabres, jusqu'aux plus récentes, aux plus meurtrières, aux plus sophistiquées, fusils, canons, tanks, sous-marins... Parallèlement, à cette collecte, il rédige une multitude de carnets dans lesquels il note les caractéristiques des armes, les usages que les hommes en ont fait, mais également les noms qui figuraient sur les murs de la Rizerie, malheureusement il ne peut aller au bout de son but: faire un musée pour " illustrer les horreurs de la guerre "  et rappeler " la nécessité de la paix ", car il meurt dans l'incendie inexpliqué de l'entrepôt dans lequel était stockée sa collection et une partie de ses carnets disparaissent.
Jusqu'au jour ou la ville de Trieste, confie à Luisa Brooks la mission de recenser les éléments de la collection dans le but d'en faire le musée de la Paix voulu par le collectionneur. Luisa est noire et juive par ses parents, ses deux familles ont eues à subir à la fois l'esclavage, le racisme, et ont été pour partie, exterminées à Trieste où à Auschiwtz. Patiemment elle va remonter les fils de l'histoire, définir le contenu de chaque salle du futur musée, à la fois armes, documents, photos et surtout prendre connaissance des carnets restants.
A partir de cette trame, Claudio Magris, va démontrer combien la guerre est multiforme et intemporelle, depuis les dinosaures, dans le règne animal, dans le règne végétal, depuis les débuts de l'humanité, entre les peuples autochtones des Amériques, lors des découvertes du nouveau monde, en Afrique et aux Etats Unis avec l'esclavage, le racisme, en Europe avec les deux guerres du vingtième siècle, partout dans le monde à cause des religions. Elle est engendrée par les pires sentiments de haine, de rejets de l'autre, elle est une des pires formes du mal. Il rappelle les atrocités des Hitler, Mussolini, Tito, et tant d'autres, ainsi que de ceux qui ont servi où collaboré avec ces dictateurs.
Sans ménager le lecteur, il nous fait partager son rejet de la guerre, et pour appuyer sur la nécessité de la paix il nous fait partager les destins d'hommes et de femmes qui ont refusé de se soumettre. J'ai été particulièrement touché par le sort de ce soldat autrichien Otto Schimek qui est fusillé en Pologne pour avoir refusé de tirer sur des civils, ou Kasika cette infirmière noire Américaine qui revient du front de Normandie et est battue à mort dans un pub anglais à cause de sa couleur de peau..
J'ai eu quelques difficultés à lire " Classé sans suite ", tant il est foisonnant, et d'une écriture sans concession, mais en le refermant j'ai la conviction d'avoir lu un grand roman. Je l'interprète comme un cri d'amour de l'auteur pour sa ville de naissance, et le cri de son rejet pour les guerres. Malheureusement je crains que cela ne soit pas suffisant, aux vues des conflits qui déchirent encore le monde et de la montée des nationalismes teintés de racisme.
Commenter  J’apprécie          70
Le fil rouge de ce roman est la volonté d'un Italien d'implanter à Trieste un musée consacré à la guerre et plus largement à la violence des sociétés humaines. L'initiateur du projet n'intervient pas dans l'ouvrage (il est décédé) sinon par indirectement par Luisa qui a accès à ses écrits et dont la famille par ailleurs a eu à souffrir de l'antisémitisme nazi et de l'esclavage.
Sur cette trame l'auteur part en guerre contre la guerre en exhumant des événements et des destins individuels de victimes de la violence guerrière sous toutes ses formes. Et cela va de la 2e guerre mondiale, à l'esclavage à la colonisation et au racisme.
Voilà un livre foisonnant, serré, dense, érudit (trop?). On peut même le trouver trop lourd.
Une difficulté : pour l'apprécier pleinement il faut bien connaître l'histoire de l'Italie avant, pendant, et après la seconde guerre mondiale et en particulier ce qui est advenu à Trieste, ville convoitée par l'Italie et la Yougoslavie de Tito. Sinon, on apprend...
Commenter  J’apprécie          170
Ce roman m'a causé quelques difficultés de lecture à son début: très verbeux, onirique, rempli de digressions, le tout accompagné de changements de ton et de langage subits, voilà pour le premier tiers. Ensuite (je dirais comme à l'habitude lorsque je persévère), tout ça s'est intégré et j'y ai enfin pris plaisir, plutôt une certaine satisfaction. Car pour le plaisir, le thème est mal choisi.
Luisa Brooks, chargée de concevoir un musée de la Guerre à Trieste, Italie, consulte les notes du collectionneur d'armes, à l'origine de cette idée saugrenue : « Si tout le monde me donnait ses armes, si toutes les armes du monde étaient dans le Musée, le désarmement serait général, et ce serait enfin la paix. Mais il faudrait un grand musée, aussi grand que le monde (...) »
Claudio Magris s'est inspiré d'une figure légendaire de Trieste, Diego de Henriquez, pour ce personnage et le reste relève du génie inventif de l'auteur. Il fait revivre la période d'occupation nazie de cette ville des côtes de l'Adriatique, située à un endroit stratégique, à cheval entre plusieurs nations (autrichienne, slovène, italienne) et la notion de culpabilité et de responsabilité des édiles en poste alors que l'extermination des Juifs et la confiscation de leurs biens perduraient encore au printemps 1945. Et qu'un camp de détenus, couplé à un four crématoire, était en action non loin du centre de la ville, à la Rizerie, une ancienne usine de tri du riz.
Un récit éloquent sur une période que l'on préfère oublier ou oblitérer; « On serre des mains, le sang coagulé sous les ongles a disparu depuis longtemps; L Histoire, même encore jeune, est une bonne manucure. »
Triestin, lui-même, Claude Magris m'a fait découvrir sa patrie sous un angle historique inédit avec ce récit d'une splendeur et d'une gravité sans égales.
Commenter  J’apprécie          130


critiques presse (2)
LeMonde
13 novembre 2017
Pour ce grand représentant de la « Mitteleuropa », le rôle de l’écrivain consiste à exhumer les strates de la vérité.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LeMonde
09 novembre 2017
Claudio Magris situe « Classé sans suite » dans la Risiera di San Sabba, camp de concentration nazi situé en Italie. L’écrivain roumain Norman Manea a lu ce splendide roman.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (24) Voir plus Ajouter une citation
Une fois de plus, la Trieste bourgeoise, fascisante, collaborationniste par vocation même quand elle ne peut pas collaborer, a débarbouillé et remaquillé son visage. Rien que des gens respectables ; il n'y a guère d'autres villes en Italie où des industriels, des financiers, des armateurs, des banquiers se soient affichés aussi explicitement, je dirais instinctivement - mais prudemment, aussi, bien sûr - au côté des fascistes et même, quand il l'a fallu, des nazis. Tout en lâchant aussi quelque chose, et plus que quelque chose, à la Résistance, on ne sait jamais.

   " Mais est-ce que vous avez lu le témoignage si ému, pauvre naïf, de ce jeune homme qui avait été cueilli dans la rue par les nazis après l'attentat du mess du Deutsches Soldatenheim et qu'on avait envoyé au siège de la Gestapo ? Lui aussi, il aurait probablement fini pendu dans la rue Ghega avec les cinquante et un autres si, précisément à ce moment, par chance, n'était entré le vieux baron Wenck, conseiller de la Compagnie de navigation Silba, qui venait voir son ami Stulz, son ancien condisciple à Munich, présentement capitaine de la Gestapo. Alors qu'on poussait le jeune homme menotté dans un réduit, le baron est passé devant lui, l'a reconnu - car peu de temps auparavant il avait travaillé comme jardinier dans sa villa -, il s'est ému, lui a promis de l'aider et, en effet, il a parlé à Stulz et le pauvre diable a été relâché. Il lui en a été reconnaissant toute sa vie, ça se comprend, mais ne trouvez-vous pas inquiétant qu'un des patrons de la navigation à vapeur à Trieste ait été suffisamment proche de la Gestapo pour détenir le pouvoir de faire libérer un malheureux vraisemblablement destiné à la torture et au gibet ?

   " Le baron a vécu encore de nombreuses années, influent respecté et à l'aise aussi bien dans le Territoire libre que dans la République italienne comme dans sa jeunesse il l'avait été dans l'empire hasbourgeois, et avec lui ceux qui gravitaient dans le même cercle, les gens qui comptent à Trieste et qui ont lavé leur linge sale dans le Canal. Ils ont même fini par faire disparaître la Rizerie - personne n'en parlait plus, même pas les antifascistes, personne n'était au courant, et pourtant c'était le seul four crématoire qui ait existé en Italie et personne, vraiment personne, n'en savait rien, c'est cela qui est tragique, ils étaient parvenus à effacer cette vérité, cette réalité... Même le 25 avril, dans les cérémonies officielles, on n'en parlait pas. On a fini par célébrer des anniversaires, par organiser des commémorations, mais très tardivement. Des cérémonies, des conférences, c'était bien le moins qu'on puisse faire, mais il a fallu attendre le procès pour savoir, pour prendre conscience que nous savions que des choses horribles s'étaient passé chez nous, sous notre nez, et que c'était aussi notre affaire... 
Commenter  J’apprécie          40
On descend. Les rayons de lumière de diverses couleurs s'éteignent peu à peu, d'abord les rouges, puis les orangés, les jaunes, les verts, et en dernier les violets et les ultraviolets. À dix mètres de profondeur, c'est déjà le soir.

   On descend dans la crypte toujours plus obscure d'une cathédrale, la voûte au-dessus des têtes est encore bleue, verrière sillonnée par les frétillements d'une lumière de plus en plus pâle, de plus en plus opaque. Le temps, là-dessous, ralentit, se condense. Minutes de sommeil, années. Combien de temps a-t-on dormi, combien de temps a-ton rêvé qu'on dormait ? Dans ce bleu où l'on descend et qui bientôt n'est plus bleu, tout semble advenir avec une lenteur séculaire. Le pêcheur Urashima - Ivo se souvient très bien du petit livre qu'il avait reçu à la Saint-Nicolas, une édition allemande de contes, il revoit sa couverture avec le titre en caractères gothiques, noirs sur les crêtes blanches des vagues de l'illustration - plonge de sa barque dans les bras de la princesse de la mer, son cœur s'engloutit ; non-temps de la félicité et de la mort. Ulysse ne s'aperçoit pas que dans la grotte avec Calypso se sont écoulés sept ans, Urashima ne s'aperçoit pas qu'entre les bras de la déesse de la mer se sont écoulés quatre cents ans. mais qui les compte ? Les ans sont fait de jours, et pour qu'il y ait un jour il faut que le soleil se lève et se couche, mais quand au sein de la grande marée originelle il n'y avait aucun soleil qui puisse se lever ni se coucher, ni aucune terre qui puisse tourner autour de lui, et quand dans un baiser il n'y a ni hier ni demain, les jours n'existent plus et on ne peut pas les compter. Je suis ici dessous pour faire la guerre, enseigne de vaisseau, mais ici dessous il semble impossible de penser à la guerre, à sa précipitation accélérée, à la torpille qui jaillit à toute vitesse pour trouer la mer, le mur du temps.

   Touché au large de Venise, le sous-marin a réussi à remonter, lentement et en oblique, et à faire surface en se couchant sur un banc de sable, puis une corvette autrichienne a recueilli son équipage, y compris les quatre hommes tués lors de l'explosion, puis il est rentré à Pola.

   L'enseigne de vaisseau Ivo Saganic a plus de chance que ses camarades, car à la différence des autres marins et officiers originaires de petites villes et villages plus éloignés, lui, il habite à Promontore, juste au bord de la mer, cette mer d'où il est remonté et rentré chez lui où l'attend sa femme, Mila, avec ses cheveux longs comme ceux d'une sirène. Urashima a la nostalgie de sa maison, de son père de sa mère de ses frères et sœurs, et il dit à la déesse de la mer de le laisser partir, qu'il reviendra vite. L'enseigne de vaisseau Ivo Saganic a de la peine à cause des quatre marins morts et du sous-marin qui était devenu sa barque, plus encore peut-être que celle qui l'attend amarrée presque en face de chez lui, mais il est content de rentrer même si c'est pour peu de temps ; quand les dieux envoient un message, on part ou on revient sans discuter. Pendant que le sous-marin remonte - lentement entre autres parce qu'il le fait en oblique, l'angle qui sépare sa ligne de flottaison d'une ligne horizontale est très aigu - , il pense à ces hauts-fonds qui s'éloignent et disparaissent, à toutes les plantes et à tous les poissons parmi lesquels ils sont en train de passer, au sguazeto - ce délicieux ragoût - qui l'attend chez lui  ou à l'auberge, chez Trita Trita, où ils iront peut-être, Mila et lui, fêter son retour.

   À vrai dire, il espère aller tout de suite chez lui, mais peut-être que ses camarades voudront faire une petite bringue et lui, l'un des seuls à être mariés, ne veut pas faire le fier ou passer pour un Simandl, comme ils disent en allemand - lui il est et il se sent autrichien, comme eux tous, sujet de l'empereur, mais allemand, non, pas du tout, il est istrien et italien - , ce qui signifie que sa femme ne le tient pas sous sa pantoufle, et donc ils finiront sans doute tous chez Trita Trita qui expédie la jeunesse au cimetière avec son vin noir et au boulevard des allongés avec son vin blanc, mais lui il s'éclipsera assez rapidement. Aussi parce que, ensuite, il devra retourner en mer, sous la mer. Urashima s'unira bientôt à nouveau à la déesse de la mer qui, lorsqu'il est parti, ne lui a rien dit mais lui a simplement donné un petit coffret, en l'avertissant de ne jamais l'ouvrir.

   Il y a bien des façons d'attendre un mari qui vit longtemps - qui est peut-être mort - au fond de la mer et quand l'enseigne de vaisseau Igo Savanic vit que sa femme, la belle Mila, plus belle que la très belle reine de la mer, ne l'avait pas attendu toute seule ni non plus seulement en compagnie de leur fils, le petit Tonko, il lui sembla ne plus reconnaître la maison, la barque amarrée en face et doucement bercée par la mer, la cour et l'escalier qui montait à la porte, où Mila se tenait droite et silencieuse, plus lointaine que lorsqu'il était au fond des eaux , les quelques pas, les quelques mètres qui les séparaient étaient des années, des décennies. Urashima, quand il rentre au village, ne trouve plus rien, à part les montagnes ; sa maison n'est plus là, ni aucune des maisons qu'il connaissait, personne ne se souvient d'une famille portant le même nom que lui, même au cimetière il y a d'autres tombes et les noms, que le temps a rendu presque illisibles, ne lui disent rien ; quatre cents ans se sont écoulés, entend-il dire, depuis l'époque où un typhon a détruit un village qui se dressait à cet endroit, alors il va sur le rivage de la mer solitaire, il ouvre le coffret - peut-être qu'à l'intérieur il y a un message de la déesse qui va tout lui expliquer, un sortilège qui le protégera de tout danger -, mais il n'y a que de la poussière, immédiatement dispersée par le vent. Il se regarde dans l'onde claire et placide à ses pieds qui lui montre un visage creusé de sillons comme les pierres de ces vieilles tombes et de longs cheveux blancs comme neige.

    Les jambes d'Urashima se dérobent sous lui, il tombe sur la plage, l'enseigne de vaisseau Ivo Saganic, au contraire, a regardé longuement Mila immobile sur le seuil, puis il s'est retourné et est allé sur le rivage regarder longuement la mer, la dernière fois qu'on l'a vu, semble-t-il, il prenait à pied la route qui mène à Medulin. Les registres de la marine impériale-royale en savent certainement quelque chose, étant donné que peu de jours après l'équipage du U-Boot 20 a été appelé à reprendre la mer sur une autre unité, mais dans le grand chambardement de l'Autriche, à la fin de la guerre, ces registres ont été dispersés.
Commenter  J’apprécie          10
Le chat ne fait rien, il « est », comme un roi. Il reste assis, pelotonné, allongé. Il a la persuasion, il n’attend rien et ne dépend de personne, il se suffit. Son temps est parfait, il se dilate et se rétrécit comme une pupille concentrique et centripète, sans se précipiter dans un angoissant écoulement goutte-à-goutte. Sa position horizontale a une dignité métaphysique que l’on a en général désapprise. On se couche pour se reposer, dormir, faire l’amour, toujours pour faire quelque chose et se relever dès qu’on l’a fait ; le chat se couche pour être couché, comme on s’étend devant la mer rien que pour être là, étiré et abandonné. C’est un dieu de l’instant présent, indifférent, inaccessible
Commenter  J’apprécie          80
Le vieux mûrier est là, noueux et verruqueux, d'innombrables années l'ont marqué de protubérances, de loupes ; de cet héritage ligneux les mûres provocantes et juteuses, plus nombreuses que les mains des habitants qui auraient dû les cueillir, tombent en se mêlant au terreau, à la boue et à quelques flaques pour donner un moût purpurin, menstrues cancéreuses de l'Histoire.

   Les hommes et les empires tombent, les mûres pleines de jus aussi, sur la tête des visiteurs ; ce rouge sombre gicle et salit partout. Vêtements fichus, gens qui font un saut en arrière. Quand les bombes tombent, les gens sont épouvantés et il y a encore beaucoup plus de rouge. Et ces vers à soie, eux-aussi, ne sont-ils pas dégoûtant de manger les feuilles du mûrier, qui n'est là que pour être agressé, mangé ? mangé pour que quelques-uns aient de la soie, la belle soie légère comme l'air, caresse sur la main qui la palpe, voile diaphane sur les épaules ou sur un visage, lacet de soie avec lequel le sultan étranglait celui qui tombait en disgrâce. De quelque chose qu'on parte, on arrive toujours aux armes.
Commenter  J’apprécie          20
Le Musée lui aussi devrait être un amas confus de l’avant et de l’après, comme les choses qu’il montre et raconte. Pourtant, ce serait bien de pouvoir commencer par le commencement, comme la Torah. Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Au commencement ou presque, car il semble qu’il y avait déjà Tohu et Bohu, le Chaos et le Vide, ils sont toujours là, ces deux, et ils vous empêchent de commencer vraiment quelque chose et quelque histoire que ce soit. Mais avec lui, par exemple, on pourrait commencer, même à l’encontre de sa volonté, sinon par la naissance – ou, si l’on veut être plus rigoureux, neuf mois auparavant, quand commence véritablement son histoire –, du moins par l’enfance, l’adolescence, dont parlent, même si c’est à la hâte et le souffle court, ses carnets.
Commenter  J’apprécie          30

Videos de Claudio Magris (6) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Claudio Magris
Lors de l'émission “Hors-champs” diffusée sur France Culture le 16 septembre 2013, Laure Adler s'entretenait avec l'écrivain et essayiste italien, Claudio Magris. « L'identité est une recherche toujours ouverte, et il peut même arriver que la défense obsessive des origines soit un esclavage régressif, tout autant qu'en d'autres circonstances la reddition complice au déracinement. » Claudio Magris (in “Danube”)
Claudio Magris, né à Trieste le 10 avril 1939, est un écrivain, germaniste, universitaire et journaliste italien, héritier de la tradition culturelle de la Mitteleuropa qu'il a contribué à définir. Claudio Magris est notamment l'auteur de “Danube” (1986), un essai-fleuve où il parcourt le Danube de sa source allemande (en Forêt Noire) à la mer Noire en Roumanie, en traversant l'Europe centrale, et de “Microcosmes” (1997), portrait de quelques lieux dispersés dans neuf villes européennes différentes. Il est également chroniqueur pour le Corriere della Sera.
Il a été sénateur de 1994 à 1996. En 2001-2002, il a assuré un cours au Collège de France sur le thème « Nihilisme et Mélancolie. Jacobsen et son Niels Lyhne ».
Ses livres érudits connaissent un très grand succès public et critique. Claudio Magris a ainsi reçu plusieurs prix prestigieux couronnant son œuvre, comme le prix Erasme en 2001, le prix Prince des Asturies en 2004, qui entend récompenser en lui « la meilleure tradition humaniste et [...] l'image plurielle de la littérature européenne du début du XXIe siècle ; [...] le désir de l'unité européenne dans sa diversité historique », le prix européen de l'essai Charles Veillon en 2009, et le prix de littérature en langues romanes de la Foire internationale du livre (FIL) de Guadalajara, au Mexique, en 2014. Claudio Magris est également régulièrement cité depuis plusieurs années comme possible lauréat du prix Nobel de littérature.
Thèmes : Arts & Spectacles| Littérature Contemporaine| Littérature Etrangère| Claudio Magris| Mitelleuropa
Sources : France Culture et Wikipédia
+ Lire la suite
autres livres classés : triesteVoir plus
Les plus populaires : Littérature étrangère Voir plus


Lecteurs (140) Voir plus



Quiz Voir plus

Grandes oeuvres littéraires italiennes

Ce roman de Dino Buzzati traite de façon suggestive et poignante de la fuite vaine du temps, de l'attente et de l'échec, sur fond d'un vieux fort militaire isolé à la frontière du « Royaume » et de « l'État du Nord ».

Si c'est un homme
Le mépris
Le désert des Tartares
Six personnages en quête d'auteur
La peau
Le prince
Gomorra
La divine comédie
Décaméron
Le Nom de la rose

10 questions
826 lecteurs ont répondu
Thèmes : italie , littérature italienneCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..