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EAN : 9782756101965
433 pages
Léo Scheer (19/08/2009)
3.48/5   117 notes
Résumé :
1532. Francisco Pizarre et ses hommes traversent les Andes. La chute de l’Empire inca sera un épisode inaugural de notre conquête du monde. En faire le récit, c’est accompagner ces mercenaires qui cherchèrent fortune et gloire loin de chez eux dans une aventure violente et hasardeuse ; mais c’est aussi entendre le bruit que fait un monde qui s’écroule.
Avec une puissance romanesque saisissante, Éric Vuillard montre comment cette épopée flamboyante et brutale... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (21) Voir plus Ajouter une critique
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Les conquêtes espagnoles, c'est la faute à Christophe Colomb. Il a fait des émules.

Francisco Pizarro, fils naturel de Gonzalo Pizarro Rodriguez de Aguilar, navigateur averti, ne supporte plus sa condition inférieure et décide de tenter sa chance en Amérique du Sud où il a tôt fait de montrer ses capacités de commandement. Une rigueur extrême et un mépris profond pour les hommes le conduisent à vouloir autre chose que le courage ou l'audace. Analphabète à la tête d'une troupe de rustres, il s'esquinte à découvrir les terres inconnues.

A cheval pour les chefs, à pied pour l'armée, tout ce monde marche, marche, marche dans les forêts denses et humides, dans les montagnes de la cordillère, sous la pluie incessante ou le soleil implacable. Pizarro fait ami-ami avec les autochtones qui très vite, après avoir été pillés et souvent assassinés, servent d'esclaves et de porteurs.

Après deux expéditions au Panama et sur les contreforts andins, accompagné de Diego de Almagro, son fournisseur d'hommes, de provisions et de bateaux, Francisco Pizarro, retourne en Espagne plaider sa cause auprès de Charles-Quint afin qu'il lui confie une nouvelle mission dans l'empire inca. L'or, beaucoup d'or, étant un argument de poids, Pizarro, couvert de privilèges, surtout pour lui et peu pour Almagro, repart pour le Pérou avec armes et bagages, dont ses trois frères.

Huayna Capac, l'Inca, se meurt de la variole apportée par les étrangers. Pas facile de régler pacifiquement la succession quand on a 400 enfants ! Huascar et Atahualpa se partagent cet immense empire. La terreur règne. C'est à ce moment qu'arrivent Francisco Pizarro et Diego de Almagro. « L'empire semblait composé de mille peuples hétérogènes, ne parlant pas les mêmes langues et n'ayant pas les mêmes coutumes. Cela fut un avantage que les conquistadors comprirent aussitôt. Ils pouvaient éveiller les vieilles rancoeurs, rouvrir les anciennes plaies. Selon ce principe, dont les applications sont aussi nombreuses que les noeuds à la barbe des conquistadors, Pizarre ménagea les Huancas, les Soras, les Ancaraes, les Pocras, les Chancas, et bien d'autres. L'empire tombait en miettes, Pizarre souffla dessus ».

Il fut reçu en hôte apprécié par Atahualpa qui lui fit découvrir la civilisation raffinée des Incas et les richesses accumulées au cours de siècles de conquêtes. La fièvre de l'or s'empara des Espagnols. Ils arrachèrent l'or des façades, volèrent les bijoux et les statues, pillèrent les sépultures, amassant des monceaux de métal jaune en piétinant sans cesse dans le sang des Indiens. de coups de force en trahisons, Atahualpa fut fait prisonnier contre rançon : sa vie contre la pièce où il était enfermé remplie d'or. Ce qui fut fait et Pizarro le fait exécuter.

Il construit une ville – la Ciudad de los Reyes – qui reprend son nom quechua quelques années plus tard, Lima. Il en devient gouverneur et Almagro se contente de Cuzco. le combat des chefs se solda par le départ d'Almagro qui veut découvrir le Chili. L'aventure échoue et les voilà revenus à leur inimitié frénétique. le fils d'Almagro complote contre Pizarro et ses frères. le tyran prend un coup d'épée dans le ventre. « le sang flotta autour de lui comme un papillon. Il y eut un silence. le dernier serviteur était mort. La pelote des Parques roula sous un meuble. Les conjurés s'écartèrent. Sur le sol, le gouverneur se tordait lentement, les yeux ouverts ».

Je suis sortie de ce livre épuisée. Par les marches incessantes, par la folie hallucinatoire, par les pillages, les massacres. Par l'odeur écoeurante du sang et de la cupidité. Epuisée par ces conquérants avachis, dépenaillés, obsédés, violents, lamentables. Epuisée parce que ces exactions étaient faites au nom de Dieu et pour l'amour de la lointaine Espagne.

Eric Vuillard a écrit ce livre en 2009. Déjà, il possédait l'art de la formule, la précision du trait, la rapidité de l'expression et l'esprit de synthèse pour ces conquêtes espagnoles qui n'étaient pas encore à leur apogée. Et pourtant, c'est long à lire, presqu'aussi long que ces marches forcées, que ces fourberies, que ces tueries continuelles. le style est fougueux, le rythme approprié à chaque circonstance, la langue parfaite.

Mais pourquoi Pizarro l'analphabète, chevauchant sans cesse, a-t-il autant d'états d'âme, autant de retours sur son enfance bâtarde ? Cela ne cadre pas vraiment avec le personnage. Sans doute réunit-il toutes les questions qu'il est bon de se poser sur la colonisation, sur les défaites et les victoires, sur le droit de déposséder les uns pour assouvir le pouvoir des autres. Lecture très instructive pour ceux qui aiment les pages sanglantes de la grande Histoire et celle moins connue de cette partie du monde.
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Bon sang que cette lecture a été dure !

Il n'est pas question pour moi d'exprimer que l'auteur est mauvais ou ne sait pas écrire. En fait il écrit peut-être trop bien, mais ce qui s'est déversé en moi à travers cette plume est une potion ignoble au goût et à l'âme. On dirait qu'Éric Vuillard m'a fait boire l'immonde potion que l'on vous force à prendre avant une coloscopie, histoire de vous purger le système digestif.
Son écriture vous purge de tout atome de romantisme que vous pourriez abriter à l'idée de lire des aventures exotiques. Et du romantisme dans les récits historiques, j'en ai des tonneaux. Vuillard a délavé tout ça à l'acide comme on fabrique des jeans pour jeuns, ne laissant qu'un ruisseau boueux de haine, de cruauté et de sauvagerie.

J'étais ravi à l'idée de lire un roman historique sur la conquête du Pérou par les conquistadors, comme je le suis quand je lis des trucs sur les grandes batailles. Depuis mon canapé, c'est un savoir emprunt d'un romantisme bien écrit que je recherche. Vuillard me dit tout net « niet ! » ; cette histoire est un traumatisme à la hauteur de la solution finale des nazis ; on ne peut pas l'écrire à la légère. Il s'est documenté précisément et j'ai appris (ou réappris) énormément de choses. Des choses qui laissent pantois comme cette quelque centaine d'Espagnols qui massacrent des milliers d'Indiens à Caxamarca et s'emparent de l'Inca Atahualpa, ou ces tractations notariées sans fin entre Pizarro et Almagro avant que l'on jette ces milliers de pages à la flotte et que l'on s'entretue.
L'auteur entre dans la tête des personnages, essaie de nous faire sentir par une prose poétique et sombre leurs sentiments et leurs pensées. C'est particulièrement écoeurant la plupart du temps. Je n'y ai vu que des bêtes sauvages motorisées par des désirs primaires : la convoitise, la volonté de grandeur, une cruauté qui ne se reconnaît pas elle-même tellement elle se trouve anodine en se contemplant dans le miroir. Mais aussi une résilience – mot à la mode – en acier de Tolède face aux difficultés que la nature met en face des conquérants dans leur quête de l'or et du pouvoir ; la traversée de la jungle d'Équateur aussi bien que les sommets glacés des Andes épuisent jusqu'aux lecteurs, mais eux résistent, se désespèrent, reprennent espoir.

Malgré cela, je n'ai jamais pu accrocher au style de l'auteur. Des phrases longues parfois de plusieurs pages, peut-être deux pages de dialogue dans tout le roman. Éric Vuillard est plus narrateur de l'histoire que romancier, un narrateur qui donne avant tout son avis sur tout, multipliant les critiques sur le système capitaliste ou tous les empires de l'Histoire, stakhanoviste des analogies avec des récits bibliques, avec la chute Troie, avec Rome, avec tout ce que l'on peut dénigrer. Il ne s'arrête jamais sur le positif, celui-ci n'existe pas si une tache noire existe sur la toile. Et quelle civilisation peut prétendre être dépourvue de la moindre tache ?
Finalement, j'ai l'impression que l'auteur veut moins nous dire que les Conquistadors étaient répugnants, que nous dire que l'Humanité l'est, et surtout notre société occidentale.

Vuillard a bien fait passer son message amer. Mais je préfère rester un minimum optimiste. Je ne pense pas lire d'autres textes de cet auteur, sauf si un lecteur de ce billet me convainc qu'il y met un peu plus de soleil et d'espérance.
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Pendant des années, les conquistadors ont évoqué ce film vu il y a fort longtemps : Capitaine de Castille où le héros, qui n'est autre que Tyrone Power, fuit l'inquisition, part pour les Amériques et meurt victime d'un sacrifice inca. Mais là, il n'en est rien.
Des hommes avides de pouvoir et d'argent, la soif de l'or qui s'empare de tous, avilit les hommes et les rabaisse à leurs instincts les plus bas.
La froideur du métal convoité, la froideur et l'inhumanité des conquistadors, une époque où l'homme à moins de valeur que la marchandise. La matérialité est au zénith. Et nous voici partis pour une longue traversée de l'Amérique du Sud où tout n'est que souffrance, peur, mort et chaos pour la population.
Une vision bien négative de l'humanité si on ose l'appeler ainsi dans de telles circonstances. L'homme en a-t-il tiré une leçon, a-t-il éprouvé des remords ? Pas vraiment puisque quelques siècles plus tard, il s'attaquera aux Amérindiens d'Amérique du Nord pour leur prendre des terres dont ils ne revendiquaient même pas la propriété mais c'est une autre histoire.
En dépit de cette noirceur, Eric Vuillard m'a entraîné à la suite de ces conquistadors et je ne sais par quel artifice, je me suis retrouvée dans un film plutôt que dans un livre, et j'aime son style très visuel.
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Peut-on s'ennuyer à la lecture de Conquistadors ? Certainement. Sur ce passons, chacun verra. Conquistadors échappe aux tentatives de le circonscrire à un genre. Épopée, roman, poème ? Oui, à la fois et sûrement davantage encore. Un roman historique ? Non, sûrement pas ; et doublement pas, car pas d'Histoire ni d'histoire, rien qui ne file en ligne droite.

Conquistadors est un livre impressionnant, dans son ambition et par la trace qu'il imprime, un livre à l'écriture habitée, presque hallucinée, un livre exténué, aussi, comme ses personnages, épuisant parfois, mais à la litanie prise de vie par des ivresses soudaines, des élans dans sa lenteur, des échappées dans sa circularité.

Éric Vuillard époussette les cuirasses et au bout d'une phrase inaugurale longue comme un inventaire accouche d'un « avançait » qui ébranle depuis l'été 1532 le cortège de Pizarre, des Pizarre et des autres qu'il m'est souvent arrivé de confondre – mais d'une meute, qu'importe de savoir à qui sont tous les crocs ? le cortège s'ébranle, difficilement. Conquistadors n'est pas un livre difficile mais son souffle (intérieur) n'emporte pas le lecteur ; il n'est pas difficile, il est immobile. Si c'est une épopée, elle ne va nulle part.
Nous sommes à ce point, nous tournons autour, embourbés avant la fulgurante mondialisation de l'or et de la syphilis. Dans un temps circulaire – contre un temps historique – un temps qui nous est coalescent. Dans un tableau du Titien où « tout [serait] soudain pris dans tout, comme si la double comptabilité, l'eau bénite et la porcelaine formaient une seule lave vivante, dont les éléments disparates seraient tenus ensemble par le sang ».

Nous en sommes là, un lieu, un temps : le moment ; l'événement, après lequel « il n'y aurait plus de terre promise », « de royaume rêvé », « d'Éden sauvage », mais l'unité du monde, notre monde, d'où le roman s'écrit, quand les idoles ont été fondues dans les coffres en minuscules lingots, qu'une cabine se loue 1,50 dollar aux thermes de Pulcamarca. Là-maintenant où, depuis, l'avenir serait écrit, et le passé aussi « car nous ne saurons jamais ce que les événements ont enfouis sous eux. Ils se labourent seuls, sans cesse. » Et encore : « Les événements brûlent leurs racines. C'est de ça qu'ils se chauffent. »
Devant ce labour, à ce foyer, nous sommes tenus pendant qu'il est trop tard : nous avons le temps. le temps, matière du livre. Dans le sang, la boue, la neige. Et l'or « qui allait les décevoir. » L'or en sa quintessence et non sa quête – au sens d'une progression. Pas de sens : « Les événements appartenaient à la même fourrure dont le monde se couvrait le corps (...) Mais le sens ne voulait pas être approfondi. Rien ne voulait être compris. La vie circule et danse. »

Plus que des hommes de leur temps, les conquistadors sont des hommes du moment, ce moment dont ils ont la chair et l'étoffe. Ils ne sont pas des colonisateurs qui inscrivent leur projet dans le temps, mais des conquérants engagés par une geste abominable à laquelle seul le mirage de l'or donne un mirage de sens.
Nous sommes à un point aveugle, littéralement sidérant, qu'un des Pizarre ressent aussi confusément, constatant que plus une règle ne vaut, à tel point qu'un nègre peut trôner en litière sur un royaume vaincu. « Les mots restaient là, comme des pierres. Il y avait quelque chose d'inexistant dans les mots. Une fente secrète où il ne pouvait glisser son haleine et sa rage. »

Nous sommes à ce moment qui travaille en nous, dans sa succession et dans sa permanence, à « l'envahissement du Nouveau Monde » que Levi-Strauss oppose à sa « découverte ». « La destruction de ses peuples et de ses valeurs » qui, dit celui-ci, appelle encore « un acte de contrition et de pitié », quand, écrit Éric Vuillard « les Indiens, les péons, les nègres durent pour la suite des temps demander pardon du péché commis au détriment de leurs races. » (En épigraphe, en épitaphe : « Gloria victis ! »)

La sidération est pour le lecteur un moment d'envoûtement. J'ai lu Conquistadors comme dans un rêve ; j'ai rêvé avec Vuillard. Éric Vuillard a rêvé la conquête et les conquistadors se lèvent de son rêve. « Au matin, tels des cadavres les hommes surgissaient lentement de la terre. » Et comme dans un rêve, il ne soutient pas la réalité en entier, se passe de grandes descriptions, de contexte, de chronologie, se concentre sur des impressions, des sensations, esquissant les nuages d'un ciel changeant.
Les conquistadors ont leurs raisons pour avoir quitté l'Espagne. Petites raisons : une mule, un cochon, un couteau. Mais de fait ils sont appelés : un destin doit se réaliser. Pas question bien sûr de nécessité historique, ils sont appelés a posteriori, par le rêve de Vuillard dont ils sont en quelque sorte possédés. D'où leurs exploits insensés : « Pendant que Pantagruel construisait le pont du Gard et les arènes de Nîmes en moins de trois heures, Pizarre faisait crouler un empire en moins de deux. » Une bande de coupe-jarrets défait une armée ; ils le peuvent parce qu'ils le doivent, c'est leur destin. « Après vingt-cinq ans passés à le pourchasser [Pizarre] faisait enfin face à l'adversaire qu'il s'était créé. »

Dans le moment, s'infiltre le souvenir d'un baiser, la saveur d'un fromage. D'un ailleurs plutôt que d'un passé. N'ont-ils pas toujours été où les Indiens les attendaient ? A peine subie, Atahualpa se souvient de sa défaite. Vague souvenir, comme un songe : « Elle semblait réaliser un désir, obéir à une révélation très ancienne qu'on lui avait dite, mais dont il ne se souvenait plus ». Les Espagnols conquièrent sans découvrir, dans un « déjà vu ». Leurs futurs exploits ont déjà été chantés « dans une cour d'auberge à Caceres ou à Burgos ». Ils sont déjà venus, ils ont déjà vécu. Éric Vuillard les rappelle, les ranime.
Le moment convoqué les réveille ; ils sont à jamais de ce moment, c'est le leur, ce moment sur lequel ils règnent comme des dieux. « Pizarre nommait les rivières, les collines, il donnait aux lieux les noms de l'avenir. » Dieux gibbeux : Roi-chèvre, dieu de corne, scorpion des collines, petits génies des foins dans ce « désordre des temps ». Petits dieux jaloux dont les états d'âmes flétrissent dans l'ombre tutélaire du « Dieu sévère de Moïse », celui « des retables et de la lumière qui recueillerait des pluies d'or ». Petits dieux et leur terrain de jeux, comme des enfants dans la toute-puissance. « Ils bramaient leurs déclarations au nez de peuples qui ne les entendaient pas ; ils s'adressaient aux mouches, aux tarentules, aux perroquets. »

Pour quel dessein ? « Étaient-ils venus de si loin pour réaliser en tous points les prophéties d'un peuple ? » Ils ne sont là que pour eux. Rien d'entièrement humain ne les meut. Qu'ils soient de notre espace-temps ne nous les rend pas plus proches. Bien « qu'un immense plateau dénudé nous sépare de ce qu'ils pensaient, craignaient, complotaient », les Indiens nous sont moins étrangers qui, comme nous, sont spectateurs de ces Espagnols caracolant, cavaliers de leur apocalypse. Les Indiens : « Mais qu'ont-ils vu au juste ? Ils ont vu ce que l'on rêve de voir. La fin. » Car : « Je ne verrai jamais un monde qui s'écroule, pense chacun de nous. Mais au fond, c'est notre grand désir : pieuse et brutale fin des temps. Et voilà qu'un peuple l'a vue. Il faisait beau. le ciel était clair et l'air frais, lorsque défilèrent les armes rutilantes. »

Les conquistadors sont à la fin. Pour vivre ces nuits quand « la crainte et le désir du lendemain ramènent à nous les pensées enfouies. (...) Peut-être ne devient-on conquistador que pour ça. » Et à la fin du monde, ces types font froid dans le dos. Dans l'entropie de l'événement, ils se déchirent. Pour les Indiens « assis sur les gradins naturels de cette arène de collines », le match est disputé « et la tête d'Orgoñez passe de mains en mains comme un ballon de cuir. »

Le plus humain des cavaliers d'Apocalypse, c'est Almagro, l'homme à contretemps qui, arrivé plus tard, arrivé trop tard, n'est lui pas tout à fait du moment, mais de sa répétition (perte de l'innocence, nous dit Freud), rêvant qu'il aurait pu le partager dans une fraternité enfantine. « Peut-être ne reste-t-il des choses accomplies que les rêves tristes », se demande-t-il. Dans le regret du monde, de prolonger sa fin, proroger l'événement de la fin, il implore « un moment, juste un petit moment ».
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Dans Conquistadors, Il est question d'un double désastre retentissant: les Espagnols de Pizarre, quelques centaines de mercenaires braves et sournois, mettent à sac un empire fabuleux et craintif. Il ne s'agit pas seulement de narrer des exactions dont on sait déjà presque tout, mais d'évoquer la chute sans fin qui unit vainqueurs et vaincus. Comme dans tous les grands textes épiques, l'oeuvre se clôt sur un double deuil. Funérailles de Patrocle et d'Hector au dernier Chant de l'Iliade, morts simultanées de Mâtho et de salammbô imaginées par Flaubert, ici anéantissement de l'âme indienne et déchéance vertigineuse des bourreaux qui se déchirent. Et au coeur de ces catastrophes jumelles qui mènent droit à notre civilisation moderne, L Histoire se scinde en dizaines de petites épopées avortées, dérisoires, méritantes, oubliées. Ils s'appellent de Soto, Benalcazar, Orgonez, Alvarado, Challco Chima, Manco Inca, et tant d'autres dont le lecteur suivra les prouesses désordonnées, le long de précipices et de brefs chapitres aux descriptions rares mais d'une précision sensorielle saisissante. Et comme dans tout grand récit épique, les scènes semblent se répéter, expéditions, combats, complots, atermoiements, mises à mort, en d'incessants mouvements de balancier qui engloutissent hommes, cités et espérances. Mais il suffit d'un adjectif adroitement placé ou d'un rythme nouveau pour que le énième geste de guerre ou d'abandon apparaisse unique. Les conquistadors se trouvent désemparés sur ces terres d'altitude si étrangères (seul Pedro le fou y trouve immédiatement ses marques) et pourtant ils sont sans cesse ramenés à l'intimité de leur enfance espagnole, en contemplant un buisson ou en entendant une vieille chanson indienne. de la même manière, Eric Vuillard ne cesse de surprendre le lecteur, multipliant les incartades narratives, les prolepses à contre-temps, les intrusions d'un "je" désinvolte, les métaphores incongrues, tout en le berçant de son écriture homogène et douce. Impitoyable hauteur de vue et chant familier, c'est l'un des mille paradoxes de Conquistadors.

C'est que l'auteur semble décidé à nous conter, par delà la chronique historique, les périples de l'âme humaine. "Il y a un mélange inexplicable dans le caractère de ces guerriers espagnols. Pieux et croyants comme les meilleurs des chrétiens ils invoquent Dieu d'une âme ardente et commettent les pires atrocités. Capables des exploits les plus héroïques, ils se trahissent et se combattent les uns les autres de la façon la plus honteuse, et en dépit de leurs actions méprisables ils ont un sens élevé de l'honneur et un sentiment étonnant, vraiment remarquable, de la grandeur historique de leur tâche" disait Stefan Zweig dans le chapitre des Très riches heures de l'humanité consacré à Balboa. Eric Vuillard explore plus profondément, couteau du sacrificateur en main, les entrailles de ces "géants maladroits". Et au moment où ils sont à nu, poussiéreux, expirants, le même Eric Vuillard recueille leurs dernières confidences avec compassion. C'est que "l'âme est une poignée de terre, ration d'amour, jetée aux chiens". Les conquistadors de Vuillard sont venus pour s'emparer de l'or que l'on trouve, leur ont dit les légendes, en quantités prodigieuses au Pérou, auprès de l'Inca. On ne leur a pas menti. Mais aucune richesse ne saurait les satisfaire, l'or ne sera jamais assez pur, assez décisif, le plus grand amoncellement de métal précieux ne vaudra guère plus que "bouillie jaune, plaque molle, fiente". Ce qu'ils désirent derrière l'or, c'est "un coffre grand comme le monde et dur comme le roc, car ils voulaient tenir l'âme et le monde". Leur quête d'absolu prend alors des allures de fuite en avant: ça sera la grande "chasse à Dieu" _ massacre des idolâtres, croix plantées au petit bonheur la chance, brusques et brèves effusions de piété enfantine, puis le rêve insensé de découvrir et de se rendre maître d'un nouvel Eden, d'une innocence première. "A un vertige de posséder succède un vertige de perdre", les arquebuses et les charges de cavalerie ne peuvent rien y changer. A défaut de désir comblé et sanctifié, il pourrait y avoir la rageuse quête à rebours: celle de l'abjection, de l'âme qui se baigne dans le sang des innocents. Pizarre et les siens sont tentés, il y aura bien des massacres gratuits, mais la fatigue finit toujours par les accabler. La gloire chevaleresque et la sainteté leur échappent, il en sera de même de la folie meurtrière.

Conquistadors, oeuvre de conteur mais aussi de moraliste, relate ainsi le lourd châtiment qui pèse sur les vainqueurs; ça ne sera pas la mort _ la mort qui apparaît presque comme une délivrance, le retour en enfance fugace mais salvateur _ ni même la mort infamante: rongé par la syphilis, ou assassiné à la fin d'un repas par d'anciens frères d'armes, ou fiévreux sur les rives d'un autre continent. le véritable châtiment, c'est la sensation, la certitude de ne pas avoir vécu, au mieux d'avoir traversé la vie comme un théâtre, de n'être qu'un "hidalgo d'opérette". Cette sinistre révélation existentielle revêt de nombreuses formes: l'action est un leurre, puisque "le présent est toujours charogné du passé"; la vie des guerriers envieux devient une longue "procédure", ils se perdent en "finasseries" juridiques dénuées de sens et d'effet; ils se regardent les uns les autres comme de simples personnages de "tapisserie" ou de "vitrail", figés et fictionnels; Pizarre croit s'effondrer comme une statue d'argile après avoir violé une princesse; et finalement, eux qui vécurent de manière intense et inouïe, ils doutent de la réalité de leurs propres aventures: suis-je seulement venu au Pérou? se demande le conquistador épuisé. Les promulgations de puissance ne rendront pas plus tangibles ces réalités qui s'effilochent, car le langage lui même est corrompu, trompeur, inapte: "Il y avait quelque chose d'inexistant dans les mots". C'est pourquoi les thèmes de l'inachèvement et de la déchirure reviennent de manière obsessionnelle dans le roman. Les principaux acteurs du drame, Pizarre, Almagro, et même Atahualpa l'empereur sont tous des bâtards, en quête d'une légitimité qui ne sera jamais totale. Il y aura toujours un demi-frère pour réclamer sa part ou, tout rival écarté, une conscience de l'indignité. L'unité est impossible. La guerre civile est partout, en chacun de nous. "Un visage humain vu de face", assène le narrateur, est en réalité "fait de deux profils qui s'affrontent" _ d'où la photo d'Eric Vuillard sur le bandeau, à la manière d'une médaille antique, de profil, la seule posture qui permette à un humain de s'incarner, d'un côté puis de l'autre?

C'est en tout cas ce principe qui préside à l' écriture oxymorique de Conquistadors. Tout appelle son contraire, parce que tout naît de la confrontation intérieure. L'impulsion de Pizarre qui lui permettra de plonger ses mains dans un empire et d'évincer le pâle Almagro? "Sa haine et son amour de Dieu", " sa haine et son amour du roi". La fascination qu'exercent les paysages des Andes, successions de cimes, de forêts, de déserts? "Une telle profusion de vie, et qui sentait la pourriture". Et ce paradoxe fondamental, lourd de conséquences sanglantes: derrière toute vengeance, toute brutalité, il y a, en creux, le mouvement de "l'amour" et du "pardon". Ces grands sentiments antagonistes ne sont pas diffus, abstraits, mais violemment incarnés dans des corps souffrants, qui s'écharpent, qui se démembrent, qu'il faut "creuser" jusqu'à l'"os". Pourtant il y a des moments où l'affrontement s'estompe, la nuit notamment, temps de trève pour les Incas, mais surtout repos qui transfigure les conquistadors: "Ils dorment. Comme des enfants travestis en croisés". Mais si la nuit est bien "le plus beau voyage", il faudra se réveiller, affronter de nouveau le soleil et la déception. Il y a aussi ces éclairs d'humanité, où les ennemis acharnés se reconnaissent soudain frères dans l'affliction, même au coeur de la bataille: "Par moments, Hernando croisait le regard de l'Inca et ils échangeaient des confidences interminables à travers les cris et l'éclat des épées". Plus fondamentalement, Espagnols et Indiens partagent une même émotion qui exalte et paralyse: l'effarement (l'adjectif "effaré" est sans doute un des plus répétés). Alors, pour traduire ces amorces de réconciliation humaine, les phrases ciselées, définitives, se voient parcourues de failles humoristiques, d'échappées poétiques, et les mots "de pierre" comme les momies que l'on déplace tiennent des "conciliabules farfelus". Et puis parfois, plus simplement encore, quelques notations, en marge des longues marches ou des massacres, qui disent la beauté de l'instant, l'éclat de la vie humble, la douceur d'un chemin neigeux.

"C'est cela parler, écrire, cette tentative désespérée d'atteindre les côtes brumeuses du monde". En suivant les conquistadors dans leurs perditions, Eric Vuillard, capitaine de guerre et confesseur, nous aura fait aborder, avec une énergie et une délicatesse impressionnantes, un continent de brume fait de chair, de tristesse, de mystère et d'élévation.

Lien : https://marcsefaris.canalblo..
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Citations et extraits (68) Voir plus Ajouter une citation

Mais peut-il y avoir trop d’or ? [...]
Il se passa alors quelque chose de formidable et qui est sans exemple dans le passé. Tant il y avait d’or autour d’eux, sur la table que fouettaient les cartes, sur le sol, derrière eux, entassé, ou encore dans leur poche, à leur chemise, partout, qu’ils éprouvèrent une sorte d’écoeurement. Il y eut une épidémie de dégoût. Un soldat misa un soleil d’or arraché au temple, pièce unique, d’une valeur inestimable, contre deux bouteilles de vin. Il perdit. Le soleil échut à quelqu’un d’autre et le soldat n’en montra nul dépit. L’or s’avilissait.

pp. 246-47
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La terre avait été partagée entre les fils de Noé. L'un avait eu l'Europe, l'autre l'Asie, l'autre l'Afrique. La tiare triangulaire des papes symbolisait ceci : le partage antique du monde. L'Amérique ajouta une quatrième part, gratuite, si l'on peut dire. Qu'allait-on en faire ?
[...] Ils avaient dit : Portugal et Espagne, mais personne d'autre ! Alors la France, l'Angleterre, n'ayant pas bénéficié de la bulle Aeterni regis, ni de l'amendement qui accorda à l'Espagne toutes les terres situées à l'ouest d'un méridien passant par le 38è de longitude ouest, ni encore de celui qui reporta cette ligne imaginaire au 46 è degré 37 ouest, et qui permit au Portugal de revendiquer le Brésil, eh bien la France et l'Angleterre mirent un anneau à l'oreille de certains marins et leur dirent : Allez sur l'océan pêcher non plus la sardine mais les navires d'Espagne mais les navires d'Espagne dont le ventre est plein d'or ; et puis revenez m'en donner une part et je vous tiendrai pour innocent de vos crimes. (p. 196)
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Pourtant les ancêtres de ce cheval faisaient à peine la taille d'un chien. Ils roulaient leur ventre dans l'herbe et vivaient sur toute la surface du globe. C'est seulement par une terrible malchance que le dernier venu de cette famille - celui-là même qui porte Moguer sur son dos -, adapté à la course, à l'attelage, à la fois rapide, robuste, capable de transporter de lourdes charges, proliférera en Asie mais disparaîtra d'Amérique. Il sera chassé dans les vallées de la Dordogne, domestiqué en Ukraine, dressé à Sumer. Et il parcourra le monde, traçant ses chemins dans la boue, portant l'homme très loin, telle une autre partie du corps qui aurait quatre jambes et serait haute et belle. Mais le plus souvent, ce n'est ni la paix ni l'amour qu'il annonce, c'est la guerre ! (p. 121)
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Tout valait à présent six fois, dix fois, cent fois son prix. Seul l'or avait perdait de la valeur. On continuait à ne cueillir que lui, à ne ramasser que ses grappes, et le fait même d'en prendre davantage lui ôtait encore de son prix. C'était l'un des cercles modernes de l'enfer. Plus il y a d'une chose, moins elle vaut. L'abondance est une forme de pénurie. A un vertige de posséder succède un vertige de perdre.
Il se passa alors quelque chose de formidable et qui est sans exemple dans le passé. Tant il y avait d'or autour d'eux, sur les tables que fouettaient les cartes, sur le sol, derrière eux, entassé, ou encore dans leur poche, à leur chemise, partout, qu'ils éprouvèrent une sorte d'écoeurement. Il y eut une épidémie de dégoût. (p. 246)
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Les conquistadors descendaient vers le sud et suivaient la route inverse des trois Créateurs qui avaient fait sortir de terre les ancêtres des peuples; eux, les Créateurs, ils avaient fait surgir les peuples des sources, des grottes et des rochers. Ils dirent aux ronces de verdir et elles verdirent, aux nids de tiédir et les plumes devinrent tièdes ; et ils nommèrent les arbres et les plantes, leur apprenant à fleurir et à avoir des fruits. Puis une fois parvenus à l'océan, ils marchèrent sur les eaux, comme le Christ à Tibériade, et disparurent à l'horizon (p. 55)
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Grand écrivain du XXe siècle, Louis Guilloux est passé entre les mailles de l'histoire littéraire. Ingrate postérité à laquelle Olivia Gesbert remédie avec ses invités, l'écrivain Eric Vuillard et le journaliste Grégoire Leménager, tous deux emportés par la plume de l'auteur du très moderne "Le sang noir" (1935).
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