Feuilletée rapidement, ma mémoire se lit comme un vieux magazine. On y reconnaît les visages qui ont fait le tour du monde, mais rien à propos de la femme nue qui me montre du doigt. À part une bague, elle ne porte aucun bijou. Ses yeux foncés sont noyés de stupeur. Ou peut-être est-ce de la colère. Elle ne bouge plus. Tout s’est figé avec elle. Même sa voix me parvient au ralenti. Elle répète la même phrase. Si ça se trouve, elle ne l’a dit qu’une fois mais il m’a fallu réentendre les mots et les décomposer pour la comprendre : « Je t’ai-me. Je t’ai-me. »
Sans les chercher, je pense à des dizaines de chanteurs dont l’amour est le fonds de commerce. Je pourrais même citer le titre de leur succès et fredonner les refrains. C’est bientôt une foule de célébrités qui se bousculent en braillant leurs émois amoureux. Dans un flot continu, j’entends des extraits de reportage, des séquences de films. Les mélodies se jouent à vitesse accélérée. Sur le même rythme se succèdent des clichés en noir et blanc.
Edith Piaf pleure sa passion. Je l’ai vue. Peut-être pas. La Motta, champion. Mohammed Ali, vieux. Se battre, saigner sur le ring. Sentir le corps s’affaisser sous le poing. Les épaules drapées de soie rouge. Encaisser les coups. Le faire par amour. Coups de foudre. S’aimer d’un continent à l’autre. S’attendre et s’écrire. Se retrouver. S’enlacer devant les photographes. Des bateaux qui s’éloignent. Des trains. Ils partent à la guerre. Les uniformes sont gris. Des fanfares sur les quais. Des drapeaux, beaucoup de drapeaux. Ils reviennent, les visages sont gris. Sur un banc, un vieux joue de l’accordéon. Hymne à la Joie.
Pour elle, la vie était une chose sérieuse. Françoise était une femme compliquée. Pas drôle, tragique, chiante. Pour rappeler la fin de ces années de pain noir, j’allume la radio et je pousse le volume à fond. Je fais même l’effort de chanter en rythme. C’est une chanson populaire française dont tout le monde connaît les paroles, une histoire de soleil et de plage qui convient à mon humeur mais ne s’accorde ni au froid de la camionnette ni aux derniers événements. C’est vers eux que mon esprit retourne dès que je cesse de le distraire avec les images de Suzy, images qu’il digère de plus en plus vite.
Mon existence se résume à ces cartes distribuées sans que personne, jamais, ne se donne la peine de m’expliquer les règles du jeu. Tout est allé très vite. Aujourd’hui, je meurs, là, vaincu, sans avoir marqué mon temps, même pas une ligne dans un journal.
Dans les films, les héros se font soigner sans anesthésie et leurs vêtements restent présentables. La réalité est écœurante et me soulève le cœur, je me retiens de justesse.
Livre de Bord : Pascale Fonteneau