C'est un livre complexe, où se concentre toute la connaissance acquise par l'auteur des grands mystiques persans, qu'il étudie sous l'angle de la géographie et de l'anthropologie mystiques : non pas la géographie et le corps physiques, mais leur représentation religieuse et poétique dans des textes qui ne sont ni scientifiques, ni poétiques, mais participent des deux. On voit que le shi'isme iranien entretient des relations profondes avec l'ancienne religion des mazdéens, et qu'en Iran l'islam a rencontré une culture et une civilisation qui l'ont fécondé et métamorphosé.
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Le Ier Imâm et Fâtima sont l’un envers l’autre dans le même rapport réciproque que les deux premières hypostases des néoplatoniciens, ‘Aql et Nafs, l’Intelligence (le Noûs) et l’Âme, ou, pour nous exprimer dans la terminologie de Philon : Logos et Sophia.
Le couple ‘Ali-Fâtima est l’exemplification, l’épiphanie terrestre, du couple éternel Logos-Sophia. Dès lors nous pouvons pressentir les implications de leur personne respective. Le Logos (‘Aql) est, dans la doctrine shaykhie, la substance cachée de tout être et de toute chose ; il en est le suprasensible auquel il faut la Forme visible pour être manifesté. Il est comme le bois dans lequel apparaîtra la forme de la statue. Mieux encore, il est comme le corps archétype, la masse interne du soleil, invisible à la perception humaine, par rapport à sa Forme visible qui en est l’Aura, l’éclat et la splendeur. Le maqâm (le mot signifiant l’état, le rang, le degré, le plan, aussi la hauteur d’une en musique), – le maqâm de Fâtima correspond justement à cette forme visible du soleil, sans laquelle il n’aurait ni splendeur ni chaleur. Et c’est pourquoi on a désigné Fâtima d’un nom solaire : Fâtima al-Zahrâ, Fâtima l’éclatante, la resplendissante. La totalité des univers est constituée par cette lumière de Fâtima, splendeur de chaque soleil illuminant chaque univers concevable.
On pourra donc ici aussi parler d’une sophianité cosmique, laquelle a sa source en la personne éternelle de Fâtima-Sophia. Comme telle, elle assume un triple rang, une triple dignité et fonction. Parce qu’elle est la Forme manifestée, ce qui veut dire l’Âme même (nafs, Anima) des Imâms, elle est le Seuil (bâb) par lequel les Imâms effusent le don de leur lumière, de même que la lumière du soleil est effusée par la forme du soleil qui en est l’éclatante splendeur, non par la substance invisible de son « corps archétype ». Elle est ainsi, en second lieu, toute la réalité pensable, le plérôme des significations (ma’ânî) de tous les univers, parce que rien de ce qui est ne peut être sans une qualification. (pp. 92-93)
Aussi bien le paradis de Yima où sont conservés les plus beaux des êtres qui repeupleront un monde transfiguré, le Var qui conserve la semence des corps de résurrection, est-il situé au nord. La Terre de lumière, la Terra lucida du manichéisme, est située, elle aussi, comme celle du mandéisme, dans la direction du nord cosmique. De même chez le mystique 'Abdol-Karîm Gîlî (cf seconde partie, art. IV), la "Terre des âmes" est une région du haut Nord, la seule qui ne fut pas atteinte par les conséquences de la chute d'Adam. C'est le séjour des "hommes de l'Invisible" sur qui règne le mystérieux prophète Khezr. Trait caractéristique : sa lumière est celle du "soleil de minuit", puisque la prière du soir y est inconnue, l'aube se levant avant que le soleil ne soit couché. Et sans doute conviendrait-il d'envisager ici tous les symboles convergeant vers le paradis du Nord, la Terre de lumière des âmes et le château du Graal.
p. 98
Hegel disait que la philosophie consiste à mettre le monde à l’envers. Le ta’wil et la philosophie prophétique consistent à le remettre à l’endroit.
Que l’imagination active dans l’homme (il faudrait dire Imagination agente, comme la philosophie médiévale parlait de l’Intelligence agente) nous donne accès à une région et réalité de l’Être qui sans elle nous reste fermée et interdite, c’est ce qu’une philosophie scientifique, rationnelle et raisonnable ne pouvait envisager. Il était entendu pour elle que l’imagination ne secrète que de l’imaginaire, c’est-à-dire de l’irréel, du mythique, du merveilleux, de la fiction, etc.
La clef de ce monde comme monde réel, qui n’est ni le monde sensible ni le monde abstrait des concepts, nous l’avons cherché longtemps, comme jeune philosophe. C’est en Iran même que nous devions la trouver, aux deux âges du monde spirituel iranien.
Qu'Est-ce que le chiisme, par Henry Corbin.