Dominique Cardon est professeur de sociologie à
Sciences Po, et assure depuis plusieurs années un cours sur la
culture numérique – ce sont ses talents de pédagogue qui font d'ailleurs toute la valeur de
Culture numérique, la version écrite et remaniée de ses cours – qu'on lit de surcroit comme un roman !
Il commence par publier en 2010
La démocratie Internet, en 2015 un ouvrage – en collaboration avec le sociologue
Antonio Casilli – intitulé
Qu'est-ce que le digital labor ?, puis la même année À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l'heure des big data.
Culture numérique constitue donc à la fois la synthèse de ses travaux sur le numérique, et une formidable introduction à tous les aspects culturels du numérique : histoire, identité, politique, économie…
Pourquoi lire un ouvrage consacré à ces questions ? comme le dit l'auteur dans son introduction : puisque le numérique introduit des évolutions économiques, politiques, intellectuelles ou encore psychologiques dans notre société, il constitue une culture à part entière, à laquelle il vaut mieux se familiariser pour en devenir acteur·ice[1] – et non dupe – : décodons donc cette culture, nous dit-il, et apprenons à coder !
Pionniers du numérique : des bombes et des hippies
C'est d'une indispensable généalogie d'Internet que part Cardon : et cette généalogie n'est pas sans intérêt pour mettre en relief la tension idéologique qui, aujourd'hui encore, gouverne nos usages du numérique : à la fois militaire et libertaire !
Le premier ordinateur, en 1945 – l'ENIAC – a été conçu par l'armée américaine en vue d'effectuer des calculs de balistique [2] ; de la même manière en 1969, l'ARPANET, premier réseau d'ordinateurs connectés, a été l'oeuvre de l'ARPA [département de la défense américaine] afin qu'une potentielle attaque atomique soviétique ne puisse avoir raison des données de l'armée par la magie du réseau, décentralisé. Les universitaires ne tardent pas à s'approprier l'outil, et mettent en place un système de RFC [Request For Comment], textes collaboratifs et circulants qui sont à l'origine d'un processus public de discussion, scientifique et technique. Cela entraîne, pour le sociologue, deux conséquences : le développement de la notion de logiciel libre, ainsi qu'une forme de gouvernance autorégulée spécifique à Internet – aujourd'hui mise à mal dans nombre de régimes autoritaires, et jusque dans certaines “démocraties”.
L'ordinateur personnel – non plus outil de commerce, d'administration ou de guerre – est imaginé puis inventé dans les remous des mouvances hippie et hacker – d'abord dans le Whole Earth Catalog, magazine et bible hippie, puis dans les clubs de fabrication informatique de Menlo Park, où de jeunes gens [3] inventent l'Apple 1 et l'Alto 73 – cette dimension collective est plusieurs fois soulignée par Cardon. Il y voit un trait propre à l'organisation de la
culture numérique : « Internet est un outil collaboratif qui a été inventé de façon coopérative » [p. 37] Elle prolonge l'imaginaire hippie de la communauté idéale, choisie et porteuse de renouveau social – la première communauté numérique, en 1985, The Well, est d'ailleurs une communauté hippie, adossée au Whole Earth Catalog.
Au début des années 80, résume Cardon, trois communautés investissent le réseau : 1. les militaires 2. les ingénieurs 3. les hackers, hippies et passionnés. Pour autant, il serait selon lui hasardeux de mythifier l'origine hacker du réseau : le hacking « encourage une relation intime, virtuose et inventive avec le code informatique » [p. 40], et les hackers forment une sorte d'aristocratie fondée sur le mérite, dont l'homogénéité sociale est aujourd'hui incontestable.
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