Poser la question de la domination consiste [...] à se demander comment des acteurs en petit nombre peuvent établir durablement un pouvoir sur des acteurs en grand nombre, les dominer en exerçant un contrôle sémantique sur la détermination de ce qui est, et les soumettre à une forme ou une autre d'exploitation. Comme dans l'exemple de la métaphore visuelle qui sert de frontispice au Léviathan de Hobbes - où la figure du souverain se trouve dessinée par l'accumulation des corps sur lesquels il exerce son pouvoir -, la question du nombre [...] consiste à se demander comment des êtres humains en petit nombre peuvent accroître leur force en se liant les uns aux autres de façon à donner l'illusion qu'ils agissent comme un seul homme. [...] Il s'ensuit que l'état de sujétion des dominés doit trouver son principe dans le fait même de leur séparation qui est tel que chacun d'eux ne peut mobiliser que sa propre force, en tant qu'individu isolé. Du même coup, la possibilité de lutter contre la domination, en faisant passer les dominés d'un état fragmentaire à un état collectif, constitue l'un des objectifs premiers du travail d'émancipation que se propose la critique. (p. 73-74)
C'est l'existence de cette violence [symbolique] qui fournit sa principale justification à la critique, dont le premier mouvement consiste à dévoiler et à dénoncer la violence cachée dans les plis et les interstices des dispositifs de pacification associés aux institutions. Elle s'emploie alors à redécrire le travail de confirmation institutionnelle dans le registre de la violence et, par exemple, à dévoiler des "rapports de forces" sous les "rapports de droit", et elle s'autorise de cette redescription pour justifier les formes de violence - ne s'agirait-il que de violences verbales - qu'elle met elle-même en œuvre. Car la critique, particulièrement lorsqu'elle s'engage sur le terrain de la justice, peut difficilement se maintenir dans l'ordre des protestations posées de façon vague - comme on dit, "dans l'abstrait" -, par exemple à l'égard de cette entité abstraite que constitue "la société", sans se prolonger par des accusations portées contre des personnes. Or l'accusation n'est pas seulement génératrice de violences. Elle est déjà, par soi seule, une violence. (p. 147-148)
Cette forme de domination ["complexe", ou "gestionnaire"] repose sur des dispositifs dont des individus ou des groupes peuvent tirer parti. Mais des personnes différentes peuvent, à différents moments, avoir prise sur ces dispositifs, ce qui rend difficile l'identification par la critique des détenteurs de puissances d'agir. Incarnées dans des individus, elles conservent néanmoins toujours un caractère plus ou moins impersonnel. La question de savoir qui sont les dominants s'y présente donc comme problématique. Ces dispositifs n'opèrent pas en cherchant à entraver le changement de façon à maintenir coûte que coûte une orthodoxie, comme dans les sociétés dites "totalitaires". Au contraire, ils interviennent en valorisant, en accompagnant et en orientant le changement. En ce sens, ils ont partie liée avec le capitalisme comme forme historique subsistant tacitement par un jeu de répétitions et de différences, mais qui prône le changement pour lui-même, en tant que source d'énergie. (p. 193)
Nous nous trouvons donc confrontés, du côté de la sociologie critique, à une construction ouvrant la voie à des possibilités carrément critiques, mais qui se donne des agents assujettis à des structures qui leur échappent et fait l'impasse sur les capacités critiques des acteurs. Et, du côté de la sociologie pragmatique de la critique, à une sociologie vraiment attentive aux actions critiques développées par les acteurs, mais dont les potentialités critiques propres paraissent assez limitées. [...]
Le problème est que ces deux approches, tout aussi justiciables l'une que l'autre, donneront des résultats différents, voire difficilement compatibles. Dans le premier cas, l'accent sera mis plutôt sur les contraintes et sur les forces qui pèsent sur les agents. Dans le second, l'accentsera mis plutôt sur la créativité et sur les capacités interprétatives d'acteurs qui, non seulement s'adaptent à leur environnement, mais aussi le modifient sans cesse. (p. 75-76)
Il est indéniable que le travail institutionnel de détermination et de qualification de ce qui est et de ce qui vaut exerce, quel que soit le genre de société où il est mis en œuvre, un effet de constitution d'une vérité officielle et aussi de ce que l'on met habituellement sous l'appellation de "sens commun" (et, particulièrement, d'un sens commun des conduites jugées normales ou anormales, à la façon dont l'entend la psychiatrie). Le pouvoir des institutions exerce par là un puissant effet sur ce que nous avons appelé la constitution de la "réalité" et, corrélativement, contribue fortement à assurer l'exclusion des possibles latéraux, c'est-à-dire la mise à distance du "monde". Les institutions, si nécessaires soient-elles, exercent donc bien [...] un effet de domination. (p. 149)
Les sociologues Luc Boltanski et Jeanne Lazarus nous ouvrent les portes de la sociologie : le livre "Comment s'invente la sociologie", qu'ils signent avec Arnaud Esquerre, est un dialogue à trois retraçant leurs parcours et les fonctionnements de cette discipline, de ses débuts à notre époque. Ils sont les invités de Géraldine Mosna-Savoye et de Nicolas Herbeaux.
Visuel de la vignette : Alexander Spatari / Getty
#discipline #sociologue #sociologie
______________
Écoutez d'autres personnalités qui font l'actualité de la culture dans Les Midis de Culture par ici https://youtube.com/playlist?list=PLKpTasoeXDrrNrtLHABD8SVUCtlaznTaG&si=FstLwPCTj-EzNwcv
ou sur le site https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture
Suivez France Culture sur :
Facebook : https://fr-fr.facebook.com/franceculture
Twitter : https://twitter.com/franceculture
Instagram : https://www.instagram.com/franceculture
TikTok : https://www.tiktok.com/@franceculture
Twitch : https://www.twitch.tv/franceculture
+ Lire la suite