La boue. La pluie. La terre sale. Visages, mains, habits crasseux. Tranchées, gouffres, tuyaux de glaise interminables, effroyables. C'est dans ce cadre que naissent des choses improbables. Des choses fortes, inattendues. Dans l'enfer de la guerre, plus de paraître, plus de théâtre. On est seul face à nous même, face à l'ennemi, nus comme des vers. Alors, c'est là que tout ressort, l'essence, l'authentique, le fort, l'intense. Tout est décuplé, tout est plus affreux, tout est plus beau. La fraternité, l'entraide, et les mots. Ces mots que l'on écrit dans une aspérité réconfortante, ces mots que l'on écrit le soir au camp, ces mots qui sortent tout droit des entrailles, dans un élan qu'on ne peut stopper. Des mots souvent magnifiques, sincères, touchants. Tous ces souvenirs, ces seules ruines d'un enfer passé, traces d'un passé horrible, difficile. Témoignages, écrits, images.
Nathalie Bauer, pour son nouveau roman, a rassemblé tous ces documents de son grand-père. C'est à son tour de transmettre. Transmettre un vécu esquissé par des souvenirs. Troublants ou magiques, ce sont les mots qui content. Des mots à la hauteur du souvenir; un roman touchant.
Début du voyage, un train. Fin du voyage, un train. Un aller simple pour la Guerre. D'instinct, on sait qu'on en ressortira changé, qu'il en ressortira changé. Raymond Bonnefous, étudiant en médecine qui part sur le front, qui s'embarque dans ce train à la destination floue. Drôle de roman, on connaît la fin de l'histoire, enfin de l'Histoire, mais pas celle de notre personnage. Il part, on sait où il va arriver, ce qui l'attend. On aurait envie de courir le long de ce quai, de crier au chef de gare d'arrêter le train et de le laisser sortir. Tirer les freins d'urgence. Spectacteur impuissant, on va assister à l'aventure de l'étudiant, on va assister à la guerre. Oui, la Grande Guerre telle qu'on la connaît, les conditions de vie insoutenables, les brisures morales et physiques, l'effondrement, les cadavres et blessés qui se succèdent aux Postes de Secours, où travaille d'arrache-pied Raymond Bonnefous. L'arrière-plan est planté et ne présage rien de bon. Et pourtant, c'est dans cette atmosphère apocalyptique que l'homme se dévoile et se découvre, découvre l'autre. Oui, car le soldat n'est pas seul. Non, loin d'être seul, ils sont des milliers dans la même galère. C'est là qu'a lieu une rencontre, des rencontres. D'abord au Poste de Secours, puis sur le front, et à l'arrière. Declerq, Morin, l'abbé Lemoine, d'autres noms qui viennent puis qui repartent et dont on ne peut, cependant, oublier les visages. Non, je ne suis pas seul dans ce combat, nous sommes tous sur le front, égaux, hommes, frères. C'est dans la galère qu'on reconnaît les amis, c'est dans la galère qu'on reconnaît l'humanité. Raymond Bonnefous panse, coud, soigne. Il voit tous ces hommes qui tombent et le vit avec eux. Alors, il y a les lettres, sorte de bouée de sauvetage dans cette mer de sang et de balles, que l'on écrit aux proches, aux familles pour leur annoncer que leur fils est mort sur le front. Seul point de contact avec le Monde de la ville, l'intime, et dont on attend la réponse chaque jour. Puis il y a les permissions. Ce retour à la vie normale, ce retour à la vie étrange, car on sait que rien n'est fini, que ce n'est qu'éphémère. Dur de profiter et de vivre réellement dans ces conditions. Et pourtant, et pourtant, encore un paradoxe de plus, c'est au cours d'une permission qu'il va faire la rencontre de Zouzou. Cette fille qui habite dans la maison du médecin qui le loge. Une amitié forte va naitre. Une amitié peu commune, qui se transforme en un amour indicible. Son visage, ineffaçable. Sa voix, inoubliable. Sa démarche, irremplaçable. Voilà de quoi tenir pour quelques mois de plus, pour survivre dans l'horreur et ne pas sombrer.
C'est délicat d'écrire un roman sur l'Histoire, la nôtre, celle écrite dans les manuels de collège et de lycée. Faut-il tout réécrire ? Transformer le malaise, renforcer le beau, ou rester objectif. Car l'Histoire est là et la nouvelle histoire peut vite disparaître, engloutie par les rouages monstrueux et violents de la guerre. Mais voilà, il y a des écrivains dont les mots, dont la langue surplombe tout, personnage, histoire, Histoire.
Nathalie Bauer fait partie de ces gens-là. Une langue forte, naturelle, essentielle. Chaque mot se matérialise, sans aucun effort. Chaque mot provoque quelque chose. Et toutes ces photos qui parcourent le texte, comme pour nous rappeler que ce n'est pas qu'un roman, mais la réalité aussi. Je pense qu'elle a voulu rendre hommage à son grand-père et derrière lui, à tous ces hommes qui ont combattu, je suis persuadé qu'on n'aurait pas pu le faire d'une plus belle manière. Un très beau récit, qui n'a pu me laisser indifférent. Et c'est ça, ce que j'aime comme littérature : ces mots qui nous heurtent. Voilà un roman que je ferais lire à tous les lycéens qui planchent des années entières sur cette période, voilà un roman que j'aurais adoré lire à cette époque, où les pages glacées et froides des manuels me laissaient de marbre. La littérature permet de comprendre autrement l'Histoire, de les comprendre, et de nous comprendre : nous, les hommes, et notre passé. Merci,
Nathalie Bauer; merci.
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