La vie en rappel.
En tenant en main les « Ecrits de nature », on peut comprendre immédiatement l’engouement de l’éditeur chevronné qu’était Maurice Nadeau (1911-2013) quand il découvrit les écrits d’Alexis Gloaguen. En 2014, son fils, Gilles Nadeau, a repris le flambeau éditorial et fait paraître le 1er volume d’une trilogie annoncée. A première vue, on songe à un guide naturaliste (format, reliure, titre, couverture illustrée d’un dessin d’épervier pris sur le vif). Dès qu’on débute la lecture, on sent qu’on entame une œuvre littéraire de haute tenue. Les phrases sont denses, le vocabulaire est précis, les métaphores abondent mais tout fait sens et colle à la réalité la plus triviale qui s’en trouve transcendée. Si la lecture est attentive, la compréhension est aisée car jamais l’auteur ne divague ; toujours il revient au motif, le travaillant au corps jusqu’à l’indicible. Philosophe de formation, l’auteur emprunte avec discernement et discrétion à toutes les cultures. Le lecteur peut autant approcher Héraclite (fin du VIe siècle av. JC) « le penseur du ruissellement et de la clarté » que songer aux leçons de Tchouang-tseu (IVe siècle av. JC) quand Alexis Gloaguen relate le festin d’un faucon pèlerin dépeçant un pigeon : « Le corps entre les sillons est dévoré méthodiquement du cou vers la poitrine, lambeaux par lambeaux, selon les muscles, tendons, articulations et filets de chair connus par le rapace comme les directions du bois par l’artisan ». Les bonheurs d’écriture charment constamment la lecture et distille un vadémécum de la joie d’exister. Il n’y a plus qu’à chausser les mots et parcourir le pays de Galles, la Cornouailles, le Devon (Dartmoor) dans le « sillage des libellules », les marais salants autour de Vannes, la baie d’Audierne. Les dessins et photographies de Jean-Pierre Delapré qui émaillent l’ouvrage sont au diapason d’une œuvre enchantée.
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Sur la gare vole un dôme d’hirondelles.
Elles mènent en arrière de leurs corps un flamboiement d’ailes. Et leur rapidité est celle du vertige… Parfois elle s’arrête presque pour saisir l’insecte que l’on voit voler comme une cendre pelucheuse au-dessus d’un feu. Puis, d’un revers de rectrices, leur vol décapite la montagne, leurs tourbillons la débitent en lanières et mêlent le bleu à la terre… (p. 96)
L’extase du vent est sans objet…
Extrait 2
Le monde recoupe ce que nous attendions sans le savoir.
Il ferme l’agonie de nos yeux en les maintenant ouverts.
Il nous console et vole sur nos paupières à la manière du
busard des roseaux sur le disque du soleil. C’est l’heure
où germe et s’élève cette bulle énorme où luisent deux
taches proches comme les trous d’une morsure de vipère.
La douceur du vent donne parfois l’illusion d’une autre
vie, d’une autre situation, et c’est brusquement qu’on
se réveille dans la sienne.
L’extase du vent est sans objet…
Extrait 1
L’extase du vent est sans objet : c’est une joie d’absence,
la syncope des désagréments. C’est l’ébullition qui, sur l’eau,
accompagne la frénésie des mouches et les risées de crevet-
tes. Il est des instants où le miracle atteint sa pleine évidence.
Ce matin, lorsque l’air glisse sur ma peau urtiquée, comme un
parfum de chèvrefeuille, je me fie à une vision de plaisir pur.
…
Les reflets ferment sur le mystère des eaux noires une taie définitive, un silence qui est un son infiniment négatif.
[…] Seuls les moucherons, englués à la surface où la permanence de l’ivresse les a fait trébucher, signent en lignes tétanisées, en décollages impuissants d’hydravions, des appels cryptographiques.
Les gobages des poissons et leurs ondes encerclées sont l’unique réponse des profondeurs. (p. 19)
Les vagues approchent, silencieuses, avant de s’affaisser et de lancer leur assaut, arrachant la peau des galets… La marée… monte en clameur grave et se retire en vrilles aiguës. Elle lance alentour ses griffes d’écume, lacets qui… serrent l’esprit d’une panique. (p. 141)