Philippe sortit exalté. Il se dévoua aux deux enfants, les mit à l'école, leur acheta des livres et d'autres choses nécessaires. De peur de donner lieu à de méchants propos, il réprimait un de ses plus chers désirs et franchissait rarement le seuil d'Anna, mais, par les enfants, il lui envoyait divers petits présents: des légumes et des fruits, les premières et les dernières roses de son jardin; quelquefois des lapins de la dune; quelquefois de la farine, en disant, pour dissimuler sa charité, qu'il voulait, par cette fine farine, lui faire voir la perfection de son moulin.
Et il ne sondait point les sentiments d'Anna. Dans les rares visites qu'il lui faisait, elle ne pouvait que par quelques mots interrompus lui dire son émotion de cœur, son infinie gratitude.
Au bord de la mer, au milieu de la longue falaise, une ouverture s'est faite. Dans cette ouverture, l'écume des flots s'épanche sur les sables jaunes; plus loin apparaît un groupe de toits rouges autour d'un petit quai, une église en ruine, un chemin qui monte vers la tour d'un moulin; plus haut, la dune grise, puis un tumulus danois, puis une excavation arrondie comme une coupe. Là reverdit et fleurit un bois de coudriers. On y vient en automne cueillir des noisettes.
Sur la plage couraient, il y a cent ans, trois enfants de différentes familles: Anna Lee, la plus jolie fille du village; Philippe Ray, le fils unique du meunier, et Enoch Arden, pauvre orphelin.
Son troisième enfant, qui était né très faible, s'affaiblit encore, malgré les tendres soins qu'elle lui donnait; mais sa tâche d'ouvrière l'obligeait souvent à le quitter; et, soit qu'elle n'eût pas le moyen de lui procurer ce qui lui était nécessaire ou de payer la voix qui lui aurait indiqué le nécessaire, le malade languit; puis soudain, comme un oiseau qui s'échappe de sa cage, l'innocente petite âme s'envola.
Dans les regards de l'amoureux marin, dans les regards de sa compagne, Philippe lut sa sentence. Il vit en gémissant ces deux têtes se rapprocher, se retira à l'écart, et, comme un oiseau blessé, se glissa dans la profondeur du bois. Là, tandis qu'à quelque distance résonnaient les joyeuses paroles, il eut, sans qu'on le vît, son heure sombre; puis il se leva, et s'en alla ayant un cruel vide dans le cœur.
Alors Anna coupa délicatement une boucle de cheveux sur le front du pauvre petit et la donna à Enoch. Il la prit pour l'emporter bien loin, prit à la hâte son humble bagage, fit un dernier salut de la main et partit.