Personne ne doutera de l'importance de ce qui peut être engagé dans et par l'écriture après la lecture de ce livre. Depuis bien longtemps, je n'avais pas senti chez un écrivain – et je pèse mes mots – tout ce qui peut se jouer en couchant ligne après ligne un précis de désintégration familiale. Remisez un instant vos chagrins et vos drames,
Christine Angot,
Lionel Duroy, Édouard Louis, suspendez un moment vos plumes pour vous couler dans cette ombre profonde qui englue le petit Matin, enfant aussi nu qu'un ver, enfoui dans le terreau de la déraison familiale.
D'abord, il y a le style. Un torrent de lave, épaisse, fumante, visqueuse, charriant l'argot et la préciosité, épousant la respiration saccadée d'un être qui étouffe, peine à revenir à la surface pour avaler une goulée d'air et perd pied aussitôt, faute de flotteurs pour surnager dans le marigot familial. Cette famille où certains parlent trop pour ne rien dire quand d'autres ne parlent quasiment pas pour ne pas trop dire. le grand Awouè, lui, mouline les mots, grandiloque à tout-va, et affuble son fils d'un nom aussi changeant que ses humeurs. Il les assomme tous de ses envolées verbales qui lui permettent de disparaître, de s'effacer de la vie de Matin chaque fois qu'une envie de voyage – ou de fuite – le saisit. La tante Barbara, à la trajectoire d'hirondelle, sillonne les cieux sans jamais en descendre, se posant un bref instant dans le rebord du Deupièce. La grand-mère remâche trivialités, sottises et rancoeur avec une délirante incohérence. Quant aux taiseux, ils traduisent leur tendresse en attentions furtives, le grand-père emmène l'enfant s'asseoir sur un bout de muret, l'oncle Bébert démonte toute sa voiture pour pouvoir lui acheter un bonbon, et la mère, lointaine, comme rétractée dans une douloureuse intermittence de sa maternité, réprime ses agacements pour lui prendre enfin la main.
Impossible de s'administrer les 700 pages de ce roman en continu, l'overdose vous emporterait.
Marin Tince y a tout mis, à la russe, le pistolet sur la tempe et le doigt glissé dans la gâchette. Il a chargé la barque jusqu'au plat-bord, prenant le risque de la faire couler, et pas sûr de pouvoir accoster quelque part. Mais ceux qui apercevront son pavillon flottant dans les cieux gris de sa mélancolie, feront une sacrée découverte. Les couronnes des prix littéraires ne seront pas prêtes d'être tressées pour lui (affaire de tirage) mais, mâtin ! quel écrivain !