Une brèche émancipatrice ouverte…
Dans l'éditorial, « Moyen-Orient et Afrique du Nord : l'automne de la révolution ? », publié avec l'aimable autorisation des Editions Syllepse,
Frédéric Thomas souligne qu'il y a bien un avant et un après 2011, « la permanence, l'intensité et la diversité des luttes sociales en cours », des mouvements sociaux de grande ampleur, des conflits armés, l'instrumentalisation du « terrorisme », « D'où la nécessité de revenir sur celles-ci, en analysant les dynamiques de ces révolutions et transitions, en cernant au plus près les narrations (et leurs enjeux) à l'oeuvre, en éclairant les paradoxes et contradictions, et en adoptant un regard attaché aux mutations par le bas. C'est l'objectif des contributions réunies dans cet
Alternatives Sud ».
Les révolutions et les contre-révolutions, les délégitimations des élans insurrectionnels, les réductions essentialisantes ou au prisme du « religieux », les inégalités et la concentration des richesses, le chômage, la place de la jeunesse, la corruption… Comme l'écrit
Frédéric Thomas : la focalisation sur certains phénomènes présentés comme inhérents aux population de la région « contribue à faire l'impasse sur l'histoire, à figer les rapports sociaux dans une lecture identitaire, et à neutraliser les reconfigurations à l'oeuvre ».
Les fondamentalismes religieux doivent être analysés comme tous les autres phénomènes sociaux. Il faut en comprendre les sources, les contradictions, le poids des politiques institutionnelles, les défaites de luttes antérieures, etc., dont comme le souligne l'auteur « le fruit, la mesure et la cause d'une disqualification des mouvements révolutionnaires et de l'échec des nationalismes arabes ».
Les phénomènes sociaux ne sont jamais réductibles à la seule idéologie,
Frédéric Thomas indique qu'il ne faut pas « minimiser le caractère fonctionnel » des mobilisations « identitaires », la marque des refus de la corruption des Etats ou la volonté de « moralisation » dans des expressions religieuses. J'ajoute que le plus souvent ces « réveils » religieux ne sont pas mis en relation avec les procès de sécularisation qui traversent les sociétés – et ne sont pas réductibles aux seuls effets de la marchandisation capitaliste -, les tensions et conflits entre pays, les objectifs de conquête ou de maintien du pouvoir…
« Si, comme partout ailleurs, les sociétés de la région sont divisées, ces divisions sont, comme toujours, prises dans des rapports sociaux de classe, de « race » et de genre, qui renvoient à des visions, intérêts et pouvoirs différents, au coeur des luttes sociales, dont les articles réunis ici donnent à voir la dynamique et la pluralité ».
L'auteur aborde aussi la place des travailleurs et des travailleuses domestiques asiatiques et africain·es, l'occultation du racisme généralisé, les logiques disciplinaires de contrôle des femmes et de leurs corps, le paternalisme étatique, la centralité des enjeux socio-environnementaux et de l'accès aux services sociaux… « aucune solution sans une transformation radicale du statu quo »…
Je ne peux présenter tous les articles, certaines analyses me paraissent par ailleurs très discutables car « enjolivant » des situations ou gommant des contradictions. Je souligne la place des autrices, significativement plus importante que dans les précédents numéros de la revue.
Quelques éléments choisis subjectivement dans cette publication plus que bien venue contre les prêt-à-penser réducteurs de bien des éditocrates ou de celles et ceux qui se revendiquent de « gauche »…
Arabie Saoudite, la poursuite des objectifs néolibéraux, une perspective religieuse panislamique, la centralisation des canaux décisionnel, derrière la Vision 2030 les changements et les continuités….
Irak, la militarisation, le rôle de certaines femmes élues, l'engagement de la jeunesse, l'importance de la question des libertés individuelles, l'engagement régressif d'élues islamistes, le harcèlement sexuel, l'utilisation de l'appareil militaire et sécuritaire…
Iran, les politiques néolibérales, les organisation de travailleurs et travailleuses, le développement de syndicats indépendants, les mobilisations populaires, le rôle des femmes, une population jeune et instruite, les conséquences des sanctions internationales, la croissance des inégalités, « Les analyses externes, qui associent exclusivement les problèmes du pays à la nature religieuse de la République islamique, ne parviennent pas à saisir l'importance des classes dans la mobilisation populaire de l'Iran contemporain »…
Jordanie, les mesures d'austérité dictées par le FMI, l'érosion des subventions et des services publics, la corruption, les mobilisations populaires et la place des femmes, les résistances au néolibéralisme…
Liban, la « crise des ordures », la partition confessionnelle, la place du Hezbollah (dont il ne faut pas passer sous silence le soutien armé à la dictature syrienne)…
Palestine, les résistances à l'occupation, les Marches du retour, la violence de l'occupation israélienne, la division et la corruption des forces institutionnelles palestiniennes, « Ces mobilisations citoyennes font néanmoins face au double défi de la répression israélienne et de la manipulation par les forces politiques Fatah et Hamas – en lutte pour l'hégémonie »
Rojava, un espoir démocratique, l'auto-administration, les offensives de l'armée turque, les espaces réservées aux femmes, la « Jinéologie »…
Syrie, « l'indifférence à l'égard de la cause de la société civile anti-Assad, niée par une certaine gauche occidentale « anti-impérialisme » », des expériences d'autonomie et d'auto-organisation, la répression, la « guerre contre le terrorisme », l'appareil répressif et les massacres « confessionnels », les atrocités de l'Etat et ceux de Daesh, les interventions extérieures (dont celles du Hezbollah, de l'Iran et de la Russie en soutien à la dictature), le slogan « Al-Assad ou nous brûlerons le pays », les résistances dont celles des femmes, les déplacements forcés et les exils, l'« anti-impérialisme des imbéciles » (voir particulièrement le texte de
Bernard Dréano rappelé ci-dessous)… Pour les Syrien·nes « l'ennemi principal est effectivement à la maison ». S'il fallait et faut mettre en avant l'immédiate protection des populations, « mais il est difficile d'imaginer comment le pays pourrait aller de l'avant tant que l'homme et le régime responsables de ces atrocités restent en place »…
Turquie, la révolte contre la destruction du parc Gezi à Istanbul en 2013, les mobilisations des femmes et des populations kurdes, la construction du HDP, la répression et les politiques de guerre… Je reste plus que dubitatif sur les références à
Judith Butler dans la conclusion de l'article.
Que beaucoup d'autrices et d'auteurs aient mis l'accent sur les mobilisations de femmes, les renouveaux syndicaux autonomes dans certains pays, devraient interroger celles et ceux qui, sous couvert d'un essentialisme racialisant, ne pensent qu'au seul travers de la religion et des conflits religieux. Des contextes fortement militarisés, des interventions de puissances militaires extérieures, des injonctions néolibérales du FMI, des confiscations « patrimoniales » des Etats, des idéologies réactionnaires sous couvert ou maquillage d'éléments religieux… mais aussi des populations jeunes et instruites, sans perspectives de travail, d'autres populations – comme les migrant·es asiatiques – souvent sans droits, celles et ceux entre migrations et espoirs. Il faut être sourd·es pour ne pas entendre les craquements, les refus de la corruption, les espoirs de liberte. Mais au nom parfois d'un « anti-impérialisme des imbéciles », parfois d'un campisme méprisable, parfois en défense de l'emploi (!), des forces d'« émancipation » ici en « occident » ne se mobilisent ni contre les exportations d'armes aux dictatures (les moyens de mort alimentant des guerres contre les populations), ni contre les violations du droit international, ni contre les interventions armées de leurs Etats, et encore moins, en soutien aux forces de résistances et aux espaces autonomes de luttes…
Les découpages géographiques sont des découpages politiques. Il est donc utile de mettre en relation l'état des luttes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, en attendant que l'ensemble méditerranéen soit aussi perçu dans sa continuité.
Algérie, le poids de la peur de la violence des années 1990, les syndicats autonomes, les luttes politiques et sociales, « l'Algérie a évolué en réalité vers une « démocratie de façade » où le pouvoir a soumis les droits politiques à toute une série de restrictions, allant de mesures de répression contre les médias à des limitations à la liberté de réunion ou d'association »
Egypte, clôture autoritaire et sécuritaire, les conditionnalités des prêts du FMI, la lutte contre des « terroristes » dans le Sinaï et le sentiment nationaliste, l'espace médiatique et « un arsenal de dispositions administratives et juridiques répressives », le contrôle d'organisation de la « société civile », la domestication des ONG des droits des êtres humains, le syndicalisme indépendant, la sécularisation « par en bas » et les tentatives de promulguer une loi interdisant l'athéisme et criminalisant l'homosexualité…
Maroc, le processus de délégitimation du pouvoir et des institutions, le tournant répressif, l'espace d'« un imaginaire collectif à partir des valeurs de dignité, de liberté et de justice sociale », la mobilisation du Rif, les actes protestataires, les violences d'Etat, la croissance et l'intrication des inégalités sociales et territoriales, les expériences « les mouvements sociaux, formulent des objectifs, éprouvent des tactiques de lutte, désignent des adversaires, construisent leurs propres agendas et récits, en cherchant à maintenir l'unité d'action et à catalyser un soutien populaire »… Je regrette que l'occupation coloniale du Sahara occidental et les luttes du front Polisario soient oubliées, de même que les luttes des populations Amazighs.
Dans la section Transversales, les auteurs et l'autrice insistent, entre autres, sur les rivalités étatiques, les mobilisations des références identitaires, nationalistes ou religieuses, les échecs historiques de nationalisme et des gauches arabes, les systèmes autoritaires et kleptocrates, les conditions des printemps arabes, les menaces environnementales, le creusement des inégalités, les transformations socio-politiques, la place des femmes et leurs actions pendant les
soulèvements, les réglementations de contrôle des corps des femmes, les formes d'humiliation et d'intimidation en termes de genre, l'inscription dans les agendas politiques des droits des femmes et de la « justice de genre », les luttes contre les discriminations et les violences sexistes (dont le droit pour les femmes de transmettre leurs nationalités à leurs enfants ou l'égalité dans l'héritage), la résistance « féroce des islamistes et d'acteurs conservateurs » à l'égalité, la réglementation de la sexualité des femmes et leur subordination dans le famille, les femmes réfugiés et leur absence de droits…
Outre les remarques déjà faites en « conclusion » de la partie sur le Moyen-Orient, je souligne la responsabilité du FMI et des donneurs d'ordre internationaux, la dette et les conditionnalités, les plans d'ajustement structurels… il faudra bien que les responsables rendent compte publiquement de leurs actions criminelles au nom du « libre marché »…
Et comme l'a écrit l'éditorialiste, « la révolution reste une idée neuve ». Il n'est pas besoin d'attendre le surgissement de l'événement pour rendre compte des contradictions qui agitent les sociétés, des luttes d'auto-organisation syndicales ou des luttes de femmes pour l'égalité.
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