Johan Heliot est un auteur somme toute malin, et il faut le souligner, en lien avec l'actualité de notre monde. Ce monsieur, loin de rendre hommage à une oeuvre majeure de la littérature de l'imaginaire, se permet également de revisiter l'histoire au détour, également, d'un anniversaire. Effectivement, 2018, c'est le centenaire de l'armistice. 2018, c'est également le bicentenaire de la publication de «
Frankenstein ou le Prométhée moderne » par
Mary Shelley. Visiblement une belle occasion de nous livrer une uchronie épistolaire, sorte de grand jeu littéraire et historique où les clins d'oeil se multiplient exponentiellement tout au cours du livre.
Frankenstein, c'est le premier roman majeur de science-fiction. Par la science, le torturé et passionné Victor Frankenstein parvient à vaincre les limites de la mort et réanimer les chairs mortes, aboutissant à la
création de ce désormais si célèbre « monstre de Frankenstein », souvent dénommé à tort par le nom de son créateur. Et le roman, loin d'être le classique d'horreur que certains semblent avoir lu, se révélait un roman gothique, ou pour sûr romantique, formidable. Récit épistolaire par excellence, on y dépeignait les tourments de l'âme humaine, et notamment dans son tragique romantique : la solitude, le questionnement intérieur omiprésent, et évidemment cette thématique de mort qui renverse ici le postulat de base de nombreux écrits romantiques. Si le point de départ prend bien à contre-pied ce genre littéraire, l'exécution le respecte bien. Et finalement, le « monstre » de Frankenstein inspire au lecteur beaucoup de réactions très éloignées de l'effroi…
Dans «
Frankenstein 1918 »,
Johan Heliot a la judicieuse idée de situer son point de divergence en 1818.
Mary Shelley n'a jamais existé, en revanche, son oeuvre, elle, si. Mais elle n'est plus un travail de fiction, mais de réels témoignages : « Les carnets de Victor Frankenstein ». Les protagonistes de l'oeuvre de Shelley ont donc bien existé et le procédé ramenant des morceaux de cadavres suturés à la vie s'est bien déroulé. Mais ces « carnets », loin d'avoir été exposé aux yeux du monde entier, ont eu un parcours assez discret, passant de mains en mains pour finalement atterrir dans les mains du gouvernement britannique…
Cette oeuvre étant en premier lieu un hommage à l'oeuvre de Shelley, elle en respecte notamment la structure, choisissant une forme qui ressemble au roman épistolaire. Si on ne lit pas vraiment des « lettres » ici, on alterne tout de même entre divers narrateurs qui nous feront vivre cette histoire à-travers les époques. le narrateur principal, jeune thésard sous l'occupation allemande, est passionné par « l'histoire secrète » se cachant dans la Grande Guerre. Car, évidemment, «
Frankenstein 1918 » est bel et bien une uchronie, les les conséquences de l'existence de « non-nés », cadavres ramenés à la vie, sont majeures. La Guerre fut gagnée par les allemands, qui occupent dorénavant la France, et surtout, les conséquences furent énormes pour la Grande-Bretagne : Londres fut la victime d'un bombardement nucléaire, plongeant une grande partie du pays depuis dans un hiver nuclaire. Notre narrateur va donc essayer de découvrir ce qui s'est caché dans les coulisses de cette guerre, ce qui l'amènera à croiser beaucoup de personnes à la recherche de la vérité, et notamment de découvrir des documents centraux dans le récit et qui le mèneront jusqu'à sa conclusion : les mémoires d'un certain «
Churchill » de même que le journal de « Victor, premier des non-nés ».
Et c'est extrêmement intelligent, et on assiste à un gigantesque jeu littéraire, tissé avec une complexité honorable.
Churchill nous racontera l'expérience Walton (personnage narrateur de l'oeuvre de Shelley, ayant ici récupéré les « carnets de Frankenstein ») et ses espoirs quant à changer le cours de la guerre ; tandis qu'évidemment le journal de Victor, premier des non-nés, sera le récit du premier individu créé de ces expériences. Et c'est ainsi que l'on traversera la guerre en multipliant les points de vue, et en croisant un certain nombre de personnages historiques, notamment la famille Curie.
On a donc un récit passionnant et particulièrement complexe, et si cette intelligence du propos est délicieuse, cela n'enlève rien à certains défauts du livre. Et cela tient, en tous cas pour mon expérience personnelle, à un rythme très lourd. Je trouve le roman, de manière assez global, asez difficile à ingurgiter. C'est assez lent : l'incipit présentant la situation est assez conséquent à absorder, l'intrigue progresse lentement, les variations de rythme entre chaque narrateur sont fictives puisqu'elles sont à peine décelables. On ne s'ennuie pas, non, mais on n'est pas transcendé par le récit et il faut un peu de courage pour en livre une cinquantaine de pages d'affilée, par exemple. Et ceci explique en partie pour moi cette lecture plutôt longue pour un bouquin qui ne fait, rappelons-le, que 200 pages. Il en parait beaucoup plus.
Mais au final, force est de constater que ce serait assez lâche de ne pas conseiller ce récit, tant l'intelligence du propos détonne dans le fond des publications actuelles. C'est quand même un tour de force : rendre hommage à une oeuvre majeure et un évènement historique déterminant au-travers d'une oeuvre de fiction. Et l'exercice d'uchronie est sacrément difficile, et il faut avouer que
Johan Heliot fait fort ici (n'en témoigne le sort qu'il réserve, par exemple, à
Churchill…). Alors n'hésitez pas, si vous êtes friands des uchronies, aficionado de l'oeuvre ou ne serait-ce qu'intrigué par cette histoire qui sort franchement des sentiers battus ; lisez ce roman.