Ce Salon de 1878 fut particulièrement abondant en oeuvres de Gustave Moreau : à côté de la Salomé au jardin figuraient le Sphynx deviné, David méditant, Jacob et l'Ange, Moïse sur le Nil et Phaéton. La critique leur fut clémente et, même mieux, nettement favorable. Paul Mantz et Charles Blanc sont les seuls qui font quelques réserves sur le coloris du maître; tous les autres louent sans restriction, allant même jusqu'à l'enthousiasme devant la superbe et fougueuse page du Phaéton.
Dans les milliers de tableaux encombrant les cimaises, on ne voyait que ceux de Gustave Moreau, pour les célébrer ou les vilipender. Et cela seul suffirait à démontrer leur valeur, car la critique ne s'attarde pas à batailler pour des oeuvres indifférentes. Aussi n'est-ce pas l'histoire de sa vie, mais l'histoire de son oeuvre que nous donnerons ici, et du choc de toutes les opinions divergentes jaillira sans doute la vérité, cette vérité que permet seul le recul des polémiques alourdies de passion et qui se fait jour maintenant, les colères et les injustices étant calmées. Aujourd'hui, la cause est entendue : on aime ou on n'aime pas la peinture de Gustave Moreau, ou ne la discute plus. Ceux-là mêmes qui se refusent à la comprendre l'admettent comme un extraordinaire effort, comme une oeuvre complexe et mystérieuse, faite de mysticité et d'imagination, mais colorée, brillante, traversée de lumières et d'éclairs, comme une oeuvre enfin qui mérite de figurer, en belle place, dans l'art du XIXe siècle.
Comme eux nous respecterons les volontés formelles de Gustave Moreau : nous ne jetterons aucun indiscret regard sur cette existence laborieuse qu'il défendit toujours contre les importuns, " dans une vigilante jalousie des heures " comme dit Ary Renan. Aucun mystère, d'ailleurs, ne plane sur cette vie; aucun secret ne s'y dissimule : elle peut se résumer tout entière en un mot : le travail. Artiste profondément convaincu, Moreau n'eut d'autre but que de réaliser son rêve, de laisser une oeuvre. Aussi a-t-il voulu qu'on le jugeât uniquement sur cette oeuvre.
Il manifesta son esthétique dans son envoi au Salon de 1864, qui comportait deux tableaux : La Chimère et Oedipe et le Sphynx.
Quand il reparut ainsi devant le public, après quatre ans d'absence, Gustave Moreau était presque oublié ; ses premières oeuvres avaient passé à peu près inaperçues. Il fit donc figure de débutant, mais d'un débutant peu ordinaire. Par une fortune rare, mais justifiée par son talent, il vit la critique s'attacher à ses toiles, comme elle aurait pu faire pour un peintre célèbre.
Il ne demande d'ailleurs que la tranquillité. Jamais peintre ne fut moins avide de réclame ni moins intéressé. Il ne peint pas pour vendre, mais pour le plaisir de peindre, pour la joie de fixer son rêve ou ses imaginations de poète. Tout ce qui peut le distraire de ce rêve lui devient importun.