"Tout ce que j'ai appris à regarder de manière ludique ou encyclopédique a trouvé une autre résonance le jour où mon grand-père m'a emmené à l'inauguration de l'exposition du Musée imaginaire d'André Malraux à la fondation Maeght de Saint-Paul- de- Vence, en juillet 1973.
Cela a été mon premier choc artistique profond. Il m'est devenu évident ce jour-là que l'art pouvait traduire une pensée. André Malraux avait juxtaposé des oeuvres gothiques, des oeuvres romanes, avec des oeuvres classiques et des oeuvres khmères, montrant clairement qu'il existait
une- koiné-, une langue commune des oeuvres d'art, et que des motifs identiques se retrouvaient en des lieux et des moments différents, sans l'intermédiaire d'aucune influence, comme des opérations de l'esprit identiques et indifférentes à leur situation dans l'espace ou le temps." (p. 24-25)
Une lecture épatante.... dont je suis bien étonnée de ne pas avoir déposé de chronique, quand je l'ai lu en 2016 !...
Comme je m'apprête à transmettre mon exemplaire à un ami aussi passionné que moi par les Arts... alors , de mémoire , je vais laisser quelques brèves lignes...Texte dense et très instructif...que j'avais offert également , au moment de ma lecture enthousiaste, à un autre ami
de longue date, éditeur d'art ... qui avait été aussi enthousiaste !
Appris à découvrir ce métier étonnant... non pas être "un Nez"... mais "un Oeil" ... Un métier rare, secret où quelques dizaines de personnes -expertes au monde sont sollicitées pour reconnaître et authentifier tel ou tel tableau...
Philippe Costamagna fait partie de ces derniers; directeur du Musée des Beaux-Arts d'Ajaccio [ Musée Fesch ]... Il nous raconte son périple,ses passions pour la peinture du XVIIIe, ses premières "adorations" pour les musées Nissim-de-Camondo, et Jacquemart- André, Carnavalet..., grâce entre autres à un grand-père qui l'a emmené très jeune, au musée, ses expertises, ses aventures des plus mouvementées dans cet univers spécifique...
[*** pour l'anecdote : en dehors de grands-parents très sensibles à la culture et les Arts, l'arrière grand-père de l'auteur avait été le chirurgien de Renoir ! ]...
"L'oeil est un petit Christophe Colomb, qui parcourt le monde de l'art l'esprit attentif aux surprises. Mais, tandis que Christophe Colomb ne sait pas sur quoi il tombe, l'oeil, s'y reconnaît immédiatement. Tel un explorateur qui redécouvrirait l'Atlantide et saurait qu'il ne peut s'agir que d'elle. Quand un oeil est confronté à une oeuvre dont il est seul à pouvoir reconnaître l'auteur, on dit qu'il fait une découverte." (p.8-9)
Incroyable périple et extraordinaire récit plein de rebondissements et d'informations précieuses pour appréhender d'un "autre oeil"... l'Histoire de l'Art !!
Philippe Costamagna nous raconte aussi son engagement et sa manière différente d'animer et de diriger le Musée Fesch dont il est le responsable !...Ce qui augmente notre plaisir de "lecteur" c'est que nous ressentons à chaque ligne la passion infinie de l'auteur pour ce métier "mystérieux", insolite qu'il exerce... dans son musée mais aussi aux quatre coins du monde !! Difficile de résister à la fascination de cet univers et de cette "profession" ...
" L'oeil est regard. Nous voyons, bien que nous ne voyions pas tous la même chose. (...) Ce qu'il y a de beau dans mon métier, c'est que je vois la lumière derrière le noirâtre . " (p. 266)
"Un oeil a besoin de découvrir des tableaux que les autres ne connaissent pas, c'est ce qui le rend légitime. La boulimie avec laquelle je voyageais en parcourant les musées était un signe de ma vocation. J'ai fait mes petites découvertes, comme tous les jeunes oeils." (p. 50)
Une lecture des plus palpitantes, extraordinairement vivante et jubilatoire !!
***Voir liste que j'avais faite à la suite de cette lecture, en mai 2016 :
https://www.babelio.com/liste/6279/Histoires-dOeils-
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Philippe Costamagna, oeil réputé de la peinture, spécialiste du XVIe siècle florentin, appartient à la grande famille diverse et sans frontières des historiens d'art dont on ne connaît souvent que les figures tutélaires ou les vedettes ; les débats et querelles ou rivalités plus inavouables qui les enflamment. Il y a parmi eux des « voix » (Michel Laclotte, qui forma notre auteur à l'art italien, en est une), il y a aussi les « oeils », plus discrets, et Philippe Costamagna ( P. C.) est devenu l'un d'eux, on apprend comment dans ces pages. Quand l'historien d'art classique privilégie la construction théorique, « l'oeil » apôtre de la connivence visuelle et sensible des oeuvres, sans recaler pour autant la théorie, reste un aventurier du regard dans l'art de leur (re)connaissance. Paradoxe alors que ce livre sans images dont P. C. connaît parfaitement par ailleurs le pouvoir de séduction trompeur (la preuve en est fournie par le Christ tronqué du bandeau éditorial). Voir et revoir c'est son métier dont il dévoile les secrets et les arcanes ici (« Histoire des oeils », chapitre 3 et « Notre sainte trinité : Berenson, Longhi, Zeri... », chapitre 4). L'oeil" aguerri par ses études approfondies au contact des oeuvres, discerne les paternités erronées ou complaisantes, rectifie les confusions, traque et débusque les restaurations abusives, les falsifications matérielles et autres mystifications de l'industrie du faux (« Recours à la méthode », chapitre 5). Si "l'oeil" peut se laisser distraire ou berner, affirme P.C., l'historien d'art classique peut tout aussi bien échafauder d'hasardeuses théories... les exemples sont plaisants et parfois croustillants.
Livre riche et touffu qui regorge d'histoires et de réflexions passionnantes. Informatif et critique, jamais rugueux. « Les historiens d'art classiques rejettent les oeils », lit-on p. 109, soupçonnés au mieux de faire séjourner la réflexion à l'arrière plan de leur démarche, au pire de collusion avec le marché. Ce qui paraît vexant pour la profession semble avoir au contraire stimulé P. C., à l'aise dans un milieu élitiste où la reconnaissance n'est pas donnée d'avance, devançant les critiques parfois fondées reconnaît-il humblement et confessant ses propres errements. Aujourd'hui conservateur du musée Fesch d'Ajaccio, il revient avec tendresse sur ses souvenirs d' oeil aspirant, « les années de contemplation innocentes ». Modeste sur les nombreux travaux de recherches et de publications qui les ont accompagnées ou suivies. Expérience passée et risques du métier le font s'attarder à juste titre sur son attribution, en 2005, au florentin Agnolo Bronzino (1503-1572) de la paternité d'un Christ en croix (celui du bandeau) – resté jusque là anonyme sur les cimaises du musée Jules Chéret de Nice – qui lui vaut cette réflexion de Laclotte : « Arrêtez de boire Philippe ! Vous voyez n'importe quoi et vous agitez tout le monde avec vos délires. »
Des fées se sont peut-être un jour penchées sur le parcours personnel que P. C. se plaît à raconter au début du livre. Formé au Louvre et à la Sorbonne, on retient son travail accompli et sa conception ouverte sur le monde de l'histoire de l'art et qui transparaît dans ces lignes. La grande affaire de sa vie reste une passion jamais démentie et voyageuse pour la peinture et le dessin du Cinquecento italien (« Parler peinture », chapitre 6 et « Pierre noire, sanguine, plume, rehauts... », chapitre 7). Style direct et sans enflures qui donne envie à sa suite de partir sur les routes d'Italie à la poursuite des petits maîtres de sa jeunesse, Guida Rossa à la main. Osant en tandem la chasse aux portraits florentins avec Anne Fabre, ils en feront leur sujet de thèse en 1985, puis la rédaction en 1989 du catalogue raisonné de l'oeuvre peint de Jacopo da Pontormo lui apportera la reconnaissance universitaire. Insatiable curiosité, rencontres et échanges, goût immodéré du partage et de la convivialité, font partie de sa manière active et tout terrain de vivre le métier d' « oeil ». Rendre à la vue des oeuvres délaissées de peintres (Alessandro Allori ou les élèves plus méconnus d'Andrea del Sarto) et s'affranchir de la compagnie d'artistes plus illustres, sont les moyens qu'a retenus très tôt P. C. pour offrir aussi sa vision de la peinture ; en élargir les perspectives aux écoles et aux ateliers prétendument secondaires, n'hésitant pas à renverser certains préjugés restés sur le maniérisme depuis Burckhardt. Regard exercé du spécialiste formé autant à la Villa Longhi qu'à la pratique excentrique de Francesco Zeri, puisant au morellisme si nécessaire (cas du Bronzino de Nice), et devenu en conséquence le passeur de ce que la tradition italienne a de meilleur en ce domaine («Comment suis-je devenu un oeil », chapitre 2).
Qu'en est-il aujourd'hui ? « L'oeil » travaille sans doute plus collectivement qu'autrefois. Les grandes photothèques individuelles sur lesquelles s'appuyaient Berenson, Longhi et Zeri, font maintenant partie du patrimoine et sont consultables en ligne, héritières du regard de leur créateur dans un contexte spécifique. L'équipage quelque peu aventureux que ces pionniers formaient avec marchand ou collectionneur, a vécu. Si faire une découverte, l'authentifier par un corpus, trancher une controverse, réactualiser des connaissances artistiques en publiant des catalogues font encore partie des compétences basiques d'un « oeil », il s'en ajoute de nouvelles relevant de missions d'expertises indispensables offertes aussi par le marché (parfois litigieuses si elles sont rémunérées). P. C. propose sans tabous une déontologie propre à « L'oeil » contemporain, qu'il soit indépendant et alors une commission est acceptable, ou au service d'une institution publique et l'acte est en général gratuit en échange d'une négociation sur la transaction éventuelle avec l'institution concernée. Mais résister aux sollicitations (collectionneurs, héritiers et marchands) de toutes sortes, dont celle de se faire un nom, pour en tirer gloire et argent, est toujours d'actualité (Les risques du métier, chapitre 10).
Excellente surprise que cette lecture. Avec P. C. tout se joue probablement sous la couche superficielle des mots imprimés. Les éléments de sa biographie et quelques découvertes, dont celle du Bronzino de Nice, ne seraient qu'anecdotiques si elles ne prenaient la valeur d'une réflexion plus large où il conçoit la double construction de l'histoire de l'art, à la fois édifice théorique et aventure du regard depuis Vasari et Lanzi en passant par Stendhal qu'il affectionne. Mais dont l'une ne saurait aller sans l'autre. Sans discours ni trompettes et fidèle à sa méthode, P. C. observe finement, illustre abondamment et documente savamment, engageant les curieux à s'y coller de près. Il raconte, c'est le meilleur des enseignement…
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Tout ce que j'ai appris à regarder de manière ludique ou encyclopédique a trouvé une autre résonance le jour où mon grand-père m'a emmené à l'inauguration de l'exposition du Musée imaginaire d'André Malraux à la fondation Maeght de Saint-Paul- de- Vence, en juillet 1973.Cela a été mon premier choc artistique profond. Il m'est devenu évident ce jour-là que l'art pouvait traduire une pensée. André Malraux avait juxtaposé des œuvres gothiques, des œuvres romanes, avec des œuvres classiques et des œuvres khmères, montrant clairement qu'il existait une- koiné-, une langue commune des œuvres d'art, et que des motifs identiques se retrouvaient en des lieux et des moments différents, sans l'intermédiaire d'aucune influence, comme des opérations de l'esprit identiques et indifférentes à leur situation dans l'espace ou le temps. (p. 24-25)
"Le regard de Mortimer Clapp, qui se laissa charmer par cette image, rompit avec les canons historiographiques établis par les lecteurs de Vasari et de Lanzi. Ils avaient coutume de penser qu'Andrea Del Sarto avait été le dernier grand artiste florentin. Au XIX siècle, l'historien d'art helvétique Jacob Burckhard s'était même appuyé sur une expression de Vasari pour présenter la mode picturale du XVI siècle, que Vasari appelait la maniera nuova, comme une tendance artistique décadente, un "maniérisme", anathème jeté ensuite sur ces peintres par le public puritain et bourgeois au grand complet. Cette vision eut la vie dure et la découverte de Clapp resta confidentielle durant près de quarante ans. Ce n'est que dans les années 50 que la redécouverte du journal intime du peintre, tenu de janvier 1554 à octobre 1556, alors qu'il était un vieillard et qu'il peignait son dernier chef-d'oeuvre, les fresques de la basilique de San Lorenzo, lui permit soudain de passer de la mort à la vie, de la gloire à l'oubli*, et d'acquérir un véritable rang d'icône. Dans ce subit retournement, plus que de peinture, il fut question de scatologie. Le pauvre Jacopo da Pontormo, très affaibli, avait relevé pendant près de deux ans les influences que ses changements de régime alimentaire faisaient subir à ses excréments. Son Journal avait été publié pour la première fois dans sa version intégrale par Frederick Mortimer Clapp lui-même, mais ce n'est qu'après la guerre que de grands esprits comme Carlo Emilio Gadda ou Pier Paolo Pasolini s'en emparèrent. Ils y lurent comme un testament directement adressé aux hommes du XX siècle, qui avaient connu le fascisme, les camps de concentration, et les situations d'humiliation extrême de la chair. Le Journal de Pontormo leur servit de bréviaire, et l'auteur finit par être élevé grâce à eux, en quelques années, au rang de véritable symbole de la pop culture."
* je crois que l'auteur voulait dire "de l'oubli à la gloire" ...
Les faux fascinent l'historien d'art, ils ne mettent pas seulement à contribution l'oeil, mais l'enjeu touche aussi jusqu'à la pensée exprimée par le tableau. Federico Zeri était obsédé par cette question, à tel point que, dans ses Diari di Lavoro, il a consacré un article à un faussaire devenu artiste, un faussaire dont il a su reconstituer le corpus. Il l'appelait Il Falsario in Calcinaccio ("le faussaire sur plâtre"), à cause de son fond de peinture à base de gypse, qui lui permettait de contrefaire des fragments de fresques du XVe siècle, entièrement inventés. Ses productions étaient extrêmement convaincantes, mais, ce qui me fascine chez lui, c'est que ses faux sont faits dans l'esprit imprégné de métaphysique qui caractérise la modernité artistique. On y retrouve la vision qu'avaient les années 20 des artistes siennois du XVe siècle. Les faux du Calcinaccio sont, en quelque sorte, plus XVe siècle que nature. C'est une chose dont on ne se rend pas forcément compte quand on considère une de ses oeuvres prise isolément, mais que la reconstitution de son corpus permet de mettre en évidence. Ses inventions et ses compositions représentent par excellence le contenu de l'enseignement des académies des beaux-arts italiennes à cette époque. (p. 132)
Mais, au-delà de l'histoire de l'art, je crois que nous avons tous un oeil. Un seul oeil tels les cyclopes ? La langue française apprécierait-elle le cyclope ? Ne dit-on pas communément avoir un oeil de biche, un oeil de chameau, avoir le compas dans l'oeil, le mauvais oeil, le coup d'oeil, ne pas fermer l'oeil de la nuit, l'oeil de Moscou, ouvrir l'oeil, à l'oeil, mon oeil...et avoir l'oeil ? (...)
Dans l'histoire des arts, les protagonistes ont bien deux yeux, ils ont tous un oeil qui discerne l'esthétique, doublé d'un oeil inhérent à leur métier. (p.265)
Le conservateur d'un musée se doit d'aller à la rencontre du public dans les prisons, dans les hôpitaux, dans les quartiers défavorisés. Les municipalités ont compris que leurs musées avaient un rôle d'éducation à jouer au-delà de leur simple statut de lieu de conservation, qu'ils ne se contentent pas d'exposer des curiosités du passé, mais sont porteurs d'idées et de valeurs. (p. 256)
Philippe Costamagna :
PontormoOlivier BARROT présente le livre de
Philippe COSTAMAGNA : "
Pontormo" (Editions Gallimard/Electra). Il évoque l'itinéraire du
peintrePontormo qui fût à l'origine du Maniérisme.