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EAN : 9782364130234
64 pages
Vents d'ailleurs (07/02/2013)
4/5   2 notes
Résumé :
Il n’y a plus de pays est cette quête d’une mère à travers les brumes et les bombes, à travers les paysages et les intolérances, quand l’humanité oublie de quel lieu elle provient, sur quel lieu elle habite, vers quel lieu elle se dirige, quand elle prend le corps de la femme comme terre de conquête. Soif de cette femme, soif des mots qui redonnent naissance, qui redisent l’identité, la fabrique du sens
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Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique
« Demain n'a pas d'importance, c'est hier que tu es à venir[1] »,
une lecture d'Il n'y a plus de pays de Raharimanana

Dans le cadre de l'opération « Masse critique », organisée par l'un de nos fidèles partenaires, Babelio, il nous est aujourd'hui permis, grâce à ce site et à la maison d'édition Vents d'ailleurs – qu'ils en soient chaleureusement remerciés – d'évoquer Il n'y a plus de pays, le dernier volet de la trilogie intitulée Elacement(s) écrite par Raharimanana lors d'une résidence d'écriture à Athénor, scène nomade (Saint-Nazaire/Nantes). Même si nous n'évoquerons ici que le troisième texte, les trois oeuvres réunies en coffret se présentent, par la dimension même de ce dernier, à la manière d'un livre d'art, interrogeant d'emblée peut-être les frontières poreuses entre les arts qui nous seront données de lire et de traverser. Il n'y a plus de pays, à mi-chemin entre récit et poème, chant et tableau, se donne d'ailleurs comme une traversée aussi bien esthétique que thématique, à travers la quête effrénée d'une mère dans un lieu-non lieu dévasté : « j'ai marché depuis l'enfantement […] ma marche est sans autre limite que ma perdition[2] », dit la mère.

Continuités symboliques
On retrouve dans ce texte des symboles hantant l'écriture de l'auteur, telle l'image de l'eau mortifère. Ainsi, si l'image liminaire du miroir constitué par l'eau et associée au motif du puits, quoique formé ici par les mains, est encore marquée du sceau de la vie : « je viens à me regarder dans l'eau puisée / en mes mains je ris de ma soif je ris de / ma gorge palpitant de ce désir d'être / encore [3] », le puits s'apparente rapidement à une source tarie : « pourquoi donc ce puits ne donne jamais d'eau ?[4] ». Ces symboles de la mémoire que sont l'eau et le puits, en partie liés à la déferlante de la violence du monde qui s'abat sur eux, sont aussi féminins et évoquent un autre symbole très présent dans d'autres textes, celui de la matrice viciée[5], celle qui ne peut plus engendrer, meurtrie qu'elle est par la violence des hommes : « Nous n'y sommes que des vierges qui n'engendreront jamais, / que des sexes qu'ils défloreront à l'infini[6] ». La matrice empoisonnée, corrompue, engendre même la monstruosité du monde : « nous avons toutes engendré / nos bourreaux, notre mort / est dans nos ventres, conçue / dans la chair même de nos / chairs, part de nous, éclat de / nos vies, car si la barbarie est / de ce monde, elle est sortie / de nos entrailles, nourrie de / nos seins[7] ». Ce symbole polysémique renvoie aussi bien à l'autodestruction de l'espèce par les conflits qui ne cessent d'agiter les hommes, qu'aux violences historiques ; à la menace de la perte de la mémoire et de la transmission (par l'engendrement), ou encore à l'incapacité poétique, la matrice étant figure de création. le corps, féminin en particulier, devient ainsi champ/chant de bataille, et la mère, dans le texte, pays terrassé : « et j'appellerai terre ce coeur qui me terrasse et sur lequel ils triomphent, je suis terre, / limons et poussières[8] ».

Mythes et réminiscences
Pourtant c'est bien une mère, et qui se nomme et donne comme telle, que nous suivons, une mère tournée vers le fruit de sa création, appelant en creux une « autre » qui est le prolongement d'elle-même, comme pour conjurer justement le déferlement de la violence : « il n'y a plus de pays, je viens te chercher[9] », lance-t-elle comme un défi. La mère est mouvement, marche effrénée : « je viens te chercher », formule reprise et isolée parfois sur la page, derrière laquelle on peut peut-être entendre les échos lointains du fameux « je suis une force qui va » ou de « Demain dès l'aube[10] », pourquoi pas, mais sur un mode parodique alors : « demain, à l'heure où la brume s'érige, où les murs s'écroulent… [11]». C'est que la poésie ne peut rendre compte d'un rapport apaisé de l'homme au monde. Elle est tension vers l'autre, le manque. La perte de sa fille déclenche sa parole, une parole de la mémoire (« que je te raconte », dit-elle souvent, elle qui a « traversé les âges et […] vu[12] »), une mémoire qui joue d'ailleurs avec celle des lecteurs et des peuples par la voie du mythe. Cette mère peut ainsi rappeler la figure de Déméter, déesse des moissons, dont la fille Perséphone est enlevée par Hadès, souverain des morts, et contrainte d'y rester (puisqu'elle y a mangé les six pépins de la grenade qu'il lui a offerte et que quiconque mange dans le royaume des morts ne peut le quitter). Déméter se lance ainsi dans une errance mortifère, partant à sa recherche et négligeant les récoltes de la Terre, ne manquant pas d'affamer les mortels, d'engendrer partout la famine. Elle peut aussi rappeler cette figure de la mythologie malgache, qu'est « celle qui ressent ou que l'on ressent », la femme de l'ogre qui enfante et perd son enfant, dévoré par son époux, le mâle dominant. Si le propre des mythes est de déclencher des interprétations multiples et polysémiques, comme peut-être ici le sort du continent africain dévoré par plus « dominant » que lui, l'idée de l'origine, d'une seconde naissance permise par un nouvel enfantement « traçable », ancré, nous paraît portée par le mythe. Les retrouvailles souhaitées entre la mère et la fille réintroduisent le corps maternel dans ses fonctions créatrices, corps perçu comme un refuge rassurant, une résistance au chaos et à l'informe de la violence. le corps, à l'image du poème, devient lieu, celui de l'asile et de l'espoir possible, là où tout dans le monde semblait le condamner : « Je viens te chercher puisqu'il n'y a plus de pays où poser l'espérance, de pays qui remplace mon ventre d'où tu t'es expulsée, de pays qui accueille les pas que tu lances vers ton existence[13] ». Renaître à soi, questionner l'origine (elle qui « donne naissance » mais dérive aussi étymologiquement de oriri, « se lever ») relève ainsi tout à la fois de la création de nouvelles formes esthétiques, que d'une profonde in/re-formation de l'humain. « L'origine est devant nous », écrivait Heidegger, loin des communautarismes, elle est la source vive qui nous permet de nous tenir debout, de tenir les deux bouts de notre complexe liberté tout en contemplant l'avenir.

C'est ainsi que l'on pourrait comprendre, même si l'énoncé peut recouper d'autres dimensions, une parole proférée plusieurs fois par la mère : « Demain n'a pas d'importance, c'est hier que tu es à venir[14] ». Mais l'origine peut tuer, les identités peuvent être meurtrières, comme l'écrivait Amin Maalouf : « le visage est une fosse qui nous ramène à la confusion des clans. le visage est / une malédiction de l'individu[15] ». C'est pourquoi la connaissance du passé ne peut renvoyer à des préoccupations communautaires, si les retrouvailles avec la mère et sa parole ont un jour lieu, c'est parce que la connaissance du passé et de l'origine – ô combien nécessaires pour enrayer « la défaite de la mémoire, l'ablation du vécu, de ce qu'on fut[16] » – nous révèlent en tant qu'hommes, au sens noble du terme, malgré l'inhumain qui nous cerne, nous entoure. C'est à ce prix que pourront peut-être se fondre un jour le « je » et le « tu », le « nous » et le « ils », sur une même page[17] (« te souviens-tu seulement du pays de mon ventre où tu étais moi où nous étions moi dans le monde mon ventre[18] »), que pourra peut-être advenir « ce temps où la mère redeviendra fille, où la fille redeviendra mère », où l'on sera « plus que rien, une chose qui recommence le monde[19] » et où la chrysalide[20] se fera papillon.

Absurde et sonore


« L'orgueil de l'homme à vouloir atteindre la plénitude sur le vide de l'énigme… [21]». La méditation repose peut-être finalement sur l'absurde de notre existence, de notre finitude, et la quête de son sens. Il n'y a plus de pays revêt en ce sens une dimension proprement humaine et universelle : « continuer d'être encore sur une / humanité qui jongle sur sa raison d'être…[22] », peut-on lire dès la première page. La quête de sens ne peut cependant, comme chez Camus, espérer trouver de réponse dans une quelconque transcendance : « je m'en retourne sur les sens de la vie, qu'avons-nous à renouveler cette race qui abjure ses origines et qui s'en va inventer des dieux devant qui se soumettre ? ». Si le statut de cet énoncé pourrait renvoyer en contexte à une situation socio-historique donnée (il est question de femmes « à couvrir » au nom de dieux inventés), l'énonciation lui donne ainsi une portée bien plus large, abolissant le territoire étroit du pays, de la nation et de sa construction idéologique. Il est d'ailleurs intéressant de noter que la violence du monde est souvent associée dans l'oeuvre aux schèmes de l'enfermement – « le huis clos des êtres et des folies sur la surenchère des tremblements et des écroulements[23] » – et que la femme en est la victime idéale : « que je te raconte / des côtes d'Adam, que je te raconte des forges d'Héphaïstos, tu es sortie de leurs solitudes, tu es sortie de leurs désirs, créature rature âme seconde, soeur, compagne, épouse, lié // aliénée[24] ». le dernier mot apparaît cependant isolé sur la page, sans liens, libre finalement, comme si l'écriture pouvait conjurer le sort, s'offrir la liberté.

L'écriture de Raharimanana renoue avec l'oralité au sens où elle se veut avant tout déploiement sonore, appelant en creux sa lecture à haute voix et la scène. « Pour chants et chuchotements » dit d'ailleurs le sous-titre de l'oeuvre. Dans l'exemple suivant, on a même l'impression que les mots s'engendrent eux-mêmes de par leurs signifiants, qu'ils s'appellent, se font écho, comme par ricochets : « je vends vandalise ce que veut vaut l'eau que je boise, pisse, je ripe mon rire à l'aune de ma rage[25] ». Mais le procédé n'est pourtant pas gratuit, les jeux de mots inattendus (« boise »), tout autant que les rudes allitérations en [r] (« je ripe mon rire à l'aune de ma rage ») ouvrent un horizon sémantique dont la violence sourd par l'en-deçà des mots, leurs connotations et leurs signifiants. Or le sonore n'est-il pas le symétrique inversé de l'absurde, dérivé étymologiquement de surdus (sourd) ? L'écriture du poète, si elle épouse le rythme, les images et les sonorités de la violence du monde (« Pour leurs guerres / fers/ coeurs qui meurent / la peau est soeur du linceul / suaire vivant qui t'ensevelit dans des chroniques de souffle et de mort »[26]), est aussi, écho, par le déploiement du sonore, trace immatérielle et réponse. Elle élargit les frontières de l'intériorité du lecteur, s'immisce dans son pays intérieur, résonne en lui, ne laisse pas son appel humain sans réponse.

Virginie Brinker


[1] Raharimanana, Il n'y a plus de pays, Vents d'ailleurs, 2012, p. 15, 21.

[2] Ibid., p. 5.

[3] Ibid., p. 3.

[4] Ibid., p. 15.

[5] Voir notre article à paraître, « Rêves sous le linceul, “Rwanda et dépendances …” »

[6] Raharimanana, Il n'y a plus de pays, op. cit., p. 5.

[7] Ibid., p. 13.

[8] Ibid., p. 7.

[9] Ibid., p. 9.

[10] Nous faisons allusion ici à deux oeuvres de Victor Hugo, Hernani et au poème « Demain, dès l'aube » dans Les Contemplations.

[11] Raharimanana, Il n'y a plus de pays, ibid., p. 13.

[12] Ibid., p. 19.

[13] Ibid., p. 10.

[14] Ibid., p. 15, p. 21.

[15] Ibid., p. 24.

[16] Ibid., p. 32.

[17] Les pronoms « je » et « ils » sont parfois les seuls mots d'une page (cf p. 27, 31, 33, 35, 37), condamnés à ne jamais se rencontrer. le « Ils » arrivant en fin de série étant même conçu comme une barrière empêchant le déploiement du « je ».

[18] Raharimanana, Il n'y a plus de pays, ibid., p. 23.

[19] Ibid., p. 62.

[20] Voir les pages 49, 53, 57.

[21] Ibid., p. 49.

[22] Ibid., p. 3.

[23] Ibid., p. 6.

[24] Ibid., p. 16-17.

[25] Ibid., 2012, p. 3.

[26] Raharimanana, Il n'y a plus de pays, Vents d'ailleurs, 2012, p. 26.

A lire sur : http://laplumefrancophonee.wordpress.com/2013/03/31/jean-luc-raharimanana-il-ny-a-plus-de-pays/
Lien : http://laplumefrancophonee.w..
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« Demain n'a pas d'importance, c'est hier que tu es à venir[1] »,
une lecture d'Il n'y a plus de pays de Raharimanana

Dans le cadre de l'opération « Masse critique », organisée par l'un de nos fidèles partenaires, Babelio, il nous est aujourd'hui permis, grâce à ce site et à la maison d'édition Vents d'ailleurs – qu'ils en soient chaleureusement remerciés – d'évoquer Il n'y a plus de pays, le dernier volet de la trilogie intitulée Elacement(s) écrite par Raharimanana lors d'une résidence d'écriture à Athénor, scène nomade (Saint-Nazaire/Nantes). Même si nous n'évoquerons ici que le troisième texte, les trois oeuvres réunies en coffret se présentent, par la dimension même de ce dernier, à la manière d'un livre d'art, interrogeant d'emblée peut-être les frontières poreuses entre les arts qui nous seront données de lire et de traverser. Il n'y a plus de pays, à mi-chemin entre récit et poème, chant et tableau, se donne d'ailleurs comme une traversée aussi bien esthétique que thématique, à travers la quête effrénée d'une mère dans un lieu-non lieu dévasté : « j'ai marché depuis l'enfantement […] ma marche est sans autre limite que ma perdition[2] », dit la mère.

Continuités symboliques
On retrouve dans ce texte des symboles hantant l'écriture de l'auteur, telle l'image de l'eau mortifère. Ainsi, si l'image liminaire du miroir constitué par l'eau et associée au motif du puits, quoique formé ici par les mains, est encore marquée du sceau de la vie : « je viens à me regarder dans l'eau puisée / en mes mains je ris de ma soif je ris de / ma gorge palpitant de ce désir d'être / encore [3] », le puits s'apparente rapidement à une source tarie : « pourquoi donc ce puits ne donne jamais d'eau ?[4] ». Ces symboles de la mémoire que sont l'eau et le puits, en partie liés à la déferlante de la violence du monde qui s'abat sur eux, sont aussi féminins et évoquent un autre symbole très présent dans d'autres textes, celui de la matrice viciée[5], celle qui ne peut plus engendrer, meurtrie qu'elle est par la violence des hommes : « Nous n'y sommes que des vierges qui n'engendreront jamais, / que des sexes qu'ils défloreront à l'infini[6] ». La matrice empoisonnée, corrompue, engendre même la monstruosité du monde : « nous avons toutes engendré / nos bourreaux, notre mort / est dans nos ventres, conçue / dans la chair même de nos / chairs, part de nous, éclat de / nos vies, car si la barbarie est / de ce monde, elle est sortie / de nos entrailles, nourrie de / nos seins[7] ». Ce symbole polysémique renvoie aussi bien à l'autodestruction de l'espèce par les conflits qui ne cessent d'agiter les hommes, qu'aux violences historiques ; à la menace de la perte de la mémoire et de la transmission (par l'engendrement), ou encore à l'incapacité poétique, la matrice étant figure de création. le corps, féminin en particulier, devient ainsi champ/chant de bataille, et la mère, dans le texte, pays terrassé : « et j'appellerai terre ce coeur qui me terrasse et sur lequel ils triomphent, je suis terre, / limons et poussières[8] ».

Mythes et réminiscences
Pourtant c'est bien une mère, et qui se nomme et donne comme telle, que nous suivons, une mère tournée vers le fruit de sa création, appelant en creux une « autre » qui est le prolongement d'elle-même, comme pour conjurer justement le déferlement de la violence : « il n'y a plus de pays, je viens te chercher[9] », lance-t-elle comme un défi. La mère est mouvement, marche effrénée : « je viens te chercher », formule reprise et isolée parfois sur la page, derrière laquelle on peut peut-être entendre les échos lointains du fameux « je suis une force qui va » ou de « Demain dès l'aube[10] », pourquoi pas, mais sur un mode parodique alors : « demain, à l'heure où la brume s'érige, où les murs s'écroulent… [11]». C'est que la poésie ne peut rendre compte d'un rapport apaisé de l'homme au monde. Elle est tension vers l'autre, le manque. La perte de sa fille déclenche sa parole, une parole de la mémoire (« que je te raconte », dit-elle souvent, elle qui a « traversé les âges et […] vu[12] »), une mémoire qui joue d'ailleurs avec celle des lecteurs et des peuples par la voie du mythe. Cette mère peut ainsi rappeler la figure de Déméter, déesse des moissons, dont la fille Perséphone est enlevée par Hadès, souverain des morts, et contrainte d'y rester (puisqu'elle y a mangé les six pépins de la grenade qu'il lui a offerte et que quiconque mange dans le royaume des morts ne peut le quitter). Déméter se lance ainsi dans une errance mortifère, partant à sa recherche et négligeant les récoltes de la Terre, ne manquant pas d'affamer les mortels, d'engendrer partout la famine. Elle peut aussi rappeler cette figure de la mythologie malgache, qu'est « celle qui ressent ou que l'on ressent », la femme de l'ogre qui enfante et perd son enfant, dévoré par son époux, le mâle dominant. Si le propre des mythes est de déclencher des interprétations multiples et polysémiques, comme peut-être ici le sort du continent africain dévoré par plus « dominant » que lui, l'idée de l'origine, d'une seconde naissance permise par un nouvel enfantement « traçable », ancré, nous paraît portée par le mythe. Les retrouvailles souhaitées entre la mère et la fille réintroduisent le corps maternel dans ses fonctions créatrices, corps perçu comme un refuge rassurant, une résistance au chaos et à l'informe de la violence. le corps, à l'image du poème, devient lieu, celui de l'asile et de l'espoir possible, là où tout dans le monde semblait le condamner : « Je viens te chercher puisqu'il n'y a plus de pays où poser l'espérance, de pays qui remplace mon ventre d'où tu t'es expulsée, de pays qui accueille les pas que tu lances vers ton existence[13] ». Renaître à soi, questionner l'origine (elle qui « donne naissance » mais dérive aussi étymologiquement de oriri, « se lever ») relève ainsi tout à la fois de la création de nouvelles formes esthétiques, que d'une profonde in/re-formation de l'humain. « L'origine est devant nous », écrivait Heidegger, loin des communautarismes, elle est la source vive qui nous permet de nous tenir debout, de tenir les deux bouts de notre complexe liberté tout en contemplant l'avenir.

C'est ainsi que l'on pourrait comprendre, même si l'énoncé peut recouper d'autres dimensions, une parole proférée plusieurs fois par la mère : « Demain n'a pas d'importance, c'est hier que tu es à venir[14] ». Mais l'origine peut tuer, les identités peuvent être meurtrières, comme l'écrivait Amin Maalouf : « le visage est une fosse qui nous ramène à la confusion des clans. le visage est / une malédiction de l'individu[15] ». C'est pourquoi la connaissance du passé ne peut renvoyer à des préoccupations communautaires, si les retrouvailles avec la mère et sa parole ont un jour lieu, c'est parce que la connaissance du passé et de l'origine – ô combien nécessaires pour enrayer « la défaite de la mémoire, l'ablation du vécu, de ce qu'on fut[16] » – nous révèlent en tant qu'hommes, au sens noble du terme, malgré l'inhumain qui nous cerne, nous entoure. C'est à ce prix que pourront peut-être se fondre un jour le « je » et le « tu », le « nous » et le « ils », sur une même page[17] (« te souviens-tu seulement du pays de mon ventre où tu étais moi où nous étions moi dans le monde mon ventre[18] »), que pourra peut-être advenir « ce temps où la mère redeviendra fille, où la fille redeviendra mère », où l'on sera « plus que rien, une chose qui recommence le monde[19] » et où la chrysalide[20] se fera papillon.

Absurde et sonore


« L'orgueil de l'homme à vouloir atteindre la plénitude sur le vide de l'énigme… [21]». La méditation repose peut-être finalement sur l'absurde de notre existence, de notre finitude, et la quête de son sens. Il n'y a plus de pays revêt en ce sens une dimension proprement humaine et universelle : « continuer d'être encore sur une / humanité qui jongle sur sa raison d'être…[22] », peut-on lire dès la première page. La quête de sens ne peut cependant, comme chez Camus, espérer trouver de réponse dans une quelconque transcendance : « je m'en retourne sur les sens de la vie, qu'avons-nous à renouveler cette race qui abjure ses origines et qui s'en va inventer des dieux devant qui se soumettre ? ». Si le statut de cet énoncé pourrait renvoyer en contexte à une situation socio-historique donnée (il est question de femmes « à couvrir » au nom de dieux inventés), l'énonciation lui donne ainsi une portée bien plus large, abolissant le territoire étroit du pays, de la nation et de sa construction idéologique. Il est d'ailleurs intéressant de noter que la violence du monde est souvent associée dans l'oeuvre aux schèmes de l'enfermement – « le huis clos des êtres et des folies sur la surenchère des tremblements et des écroulements[23] » – et que la femme en est la victime idéale : « que je te raconte / des côtes d'Adam, que je te raconte des forges d'Héphaïstos, tu es sortie de leurs solitudes, tu es sortie de leurs désirs, créature rature âme seconde, soeur, compagne, épouse, lié // aliénée[24] ». le dernier mot apparaît cependant isolé sur la page, sans liens, libre finalement, comme si l'écriture pouvait conjurer le sort, s'offrir la liberté.

L'écriture de Raharimanana renoue avec l'oralité au sens où elle se veut avant tout déploiement sonore, appelant en creux sa lecture à haute voix et la scène. « Pour chants et chuchotements » dit d'ailleurs le sous-titre de l'oeuvre. Dans l'exemple suivant, on a même l'impression que les mots s'engendrent eux-mêmes de par leurs signifiants, qu'ils s'appellent, se font écho, comme par ricochets : « je vends vandalise ce que veut vaut l'eau que je boise, pisse, je ripe mon rire à l'aune de ma rage[25] ». Mais le procédé n'est pourtant pas gratuit, les jeux de mots inattendus (« boise »), tout autant que les rudes allitérations en [r] (« je ripe mon rire à l'aune de ma rage ») ouvrent un horizon sémantique dont la violence sourd par l'en-deçà des mots, leurs connotations et leurs signifiants. Or le sonore n'est-il pas le symétrique inversé de l'absurde, dérivé étymologiquement de surdus (sourd) ? L'écriture du poète, si elle épouse le rythme, les images et les sonorités de la violence du monde (« Pour leurs guerres / fers/ coeurs qui meurent / la peau est soeur du linceul / suaire vivant qui t'ensevelit dans des chroniques de souffle et de mort »[26]), est aussi, écho, par le déploiement du sonore, trace immatérielle et réponse. Elle élargit les frontières de l'intériorité du lecteur, s'immisce dans son pays intérieur, résonne en lui, ne laisse pas son appel humain sans réponse.

Virginie Brinker


[1] Raharimanana, Il n'y a plus de pays, Vents d'ailleurs, 2012, p. 15, 21.

[2] Ibid., p. 5.

[3] Ibid., p. 3.

[4] Ibid., p. 15.

[5] Voir notre article à paraître, « Rêves sous le linceul, “Rwanda et dépendances …” »

[6] Raharimanana, Il n'y a plus de pays, op. cit., p. 5.

[7] Ibid., p. 13.

[8] Ibid., p. 7.

[9] Ibid., p. 9.

[10] Nous faisons allusion ici à deux oeuvres de Victor Hugo, Hernani et au poème « Demain, dès l'aube » dans Les Contemplations.

[11] Raharimanana, Il n'y a plus de pays, ibid., p. 13.

[12] Ibid., p. 19.

[13] Ibid., p. 10.

[14] Ibid., p. 15, p. 21.

[15] Ibid., p. 24.

[16] Ibid., p. 32.

[17] Les pronoms « je » et « ils » sont parfois les seuls mots d'une page (cf p. 27, 31, 33, 35, 37), condamnés à ne jamais se rencontrer. le « Ils » arrivant en fin de série étant même conçu comme une barrière empêchant le déploiement du « je ».

[18] Raharimanana, Il n'y a plus de pays, ibid., p. 23.

[19] Ibid., p. 62.

[20] Voir les pages 49, 53, 57.

[21] Ibid., p. 49.

[22] Ibid., p. 3.

[23] Ibid., p. 6.

[24] Ibid., p. 16-17.

[25] Ibid., 2012, p. 3.

[26] Raharimanana, Il n'y a plus de pays, Vents d'ailleurs, 2012, p. 26.

A lire sur : http://laplumefrancophonee.wordpress.com/2013/03/31/jean-luc-raharimanana-il-ny-a-plus-de-pays/
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Mais les hommes fuient le temps de comprendre.
L'implacable geste qui les amène dans la nasse de la fin à remailler la toge de l'horizon, à recoudre l'étoffe de la vie, à bâillonner le bronze muet de la mort.
Les hommes savent trop bien.
Mais ils préfèrent étaler leurs manteaux de mensonge, leurs robes d'apparat et leurs costumes de conquérants.
Ils expliquent le monde et rient de l'énigme.
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