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EAN : 9782080291035
240 pages
Flammarion (11/01/2023)
3.51/5   42 notes
Résumé :
Il est peintre et sa fille est comédienne. Certains esprits attendris les qualifient de doux rêveurs. Mais ce qu'ils partagent, c'est plutôt un net penchant à éviter tout contact trop brutal avec la réalité. Esquives, subterfuges et mises à distance, tout est permis pour ne pas se heurter au réel.
Pour lui, l'affaire est désormais conclue puisque la réalité s'est confondue avec la fiction qu'il se raconte, assez joyeusement d'ailleurs, depuis sa maison de re... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (15) Voir plus Ajouter une critique
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Rachel Arditi est comédienne et, depuis peu, écrivaine. Avec J'ai tout dans ma tête, une phrase prononcée par son père, à 96 ans, quelque temps avant sa mort, elle écrit un premier roman très original.
Bâti autour de l'oeuvre en vers de Pouchkine, Eugène Onéguine, dans la traduction d'André Markowicz, ce livre plonge au coeur des relations entre une fille et son père, Georges Arditi, un nom de famille très connu dans le monde artistique.
Celui qui nomme sa fille « ma biche » ou encore « ma minouche », est un peintre hélas peu connu. Il se trouve en maison de retraite, à la « Maison des Artistes » de Nogent. Malgré la maladie d'Alzheimer qui progresse, il garde énergie et grain de folie, ce qui lui permet d'espérer vendre ses tableaux à des Japonais afin d'engranger beaucoup d'argent.
Sa fille a 35 ans. Elle est liée par une profonde amitié à Victoire qui évolue aussi dans le théâtre, plutôt dans la mise en scène. C'est elle qui lance le projet d'une adaptation d'Eugène Onéguine, adaptation qu'elles doivent mener ensemble.
Au travers de cette expérience assez chaotique, Rachel Arditi me plonge dans le monde artistique parisien, un monde où il est très difficile de faire sa place.
Entre visites à son père et rencontres de travail avec Victoire, elle livre tout son mal-être, ses souvenirs d'enfance, ses moments de bonheur comme ses périodes de doute quand elle se trouve insignifiante. À l'école, elle a même dû affronter l'incrédulité de la maîtresse du CP quand elle a dit que son père avait 68 ans.
Obnubilée par le personnage de Tatiana, l'autrice fait tourner en boucle dans son esprit « Moitatiana » car ce rôle ne peut être que pour elle alors que Victoire l'abandonne un temps pour mettre en scène une autre pièce.
Quand on veut réussir sa vie d'artiste dans ce monde très parisien, il faut beaucoup de force et de courage pour refuser un rail de coke et ne pas toucher au punch plein d'ecsta. Beaucoup de carrières se jouent dans ce microcosme bien appréhendé par l'autrice.
Les nombreuses citations d'Eugène Onéguine, une en tête de chacun des nombreux chapitres, permettent de maintenir l'attention sur cette pièce que la narratrice et Victoire ont décidé d'actualiser. En prime, Rachel Arditi offre le texte de son interview, imaginaire je pense, diffusée sur France Culture, dans sa grille d'été : « Les rencontres insolites de Richard Gaitet ». Jeu et enjeux de l'adaptation. C'est délicieux !
D'une écriture fluide, précise, crue parfois, Rachel Arditi n'écarte aucun problème et me touche beaucoup lorsqu'elle se livre à propos de la mort de l'être qui lui est le plus cher : son père.
Lorsque ce dernier ne retrouve plus le prénom de sa fille, celle-ci comprend que cet homme tellement précieux pour elle n'en a plus pour longtemps. Vivant un peu les mêmes choses avec ma mère en ce moment, je suis profondément ému par les mots très justes trouvés par Rachel Arditi. Même si son père a parlé jusqu'au dernier jour, sa déconnexion complète avec la réalité est difficile à vivre et j'admire la manière très élégante, à la limite du fantastique, avec laquelle elle conclut son livre.
Je remercie bien sincèrement Lecteurs.com et les éditions Flammarion pour cette découverte, ce roman à la fois original et profondément humain, un livre superbement illustré par un bandeau affichant son portrait peint par son père alors qu'elle avait 6 ou 7 ans. Là, elle confie qu'elle a l'air ailleurs mais, si ça peut la rassurer, depuis, elle a bien repris place parmi nous comme le prouve J'ai tout dans ma tête.


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Double narration pour ce roman de l'inconstance. Trahison de l'âge et trahison des vies rêvées.

Elle est actrice, sans visibilité de star et son amie scénariste lui propose d'adapter pour théâtre Eugène Onéguine, l'oeuvre célèbre de Pouchkine. de quoi se rêver interprète de Tatiana.
Pendant ce temps son père, artiste peintre lui parle de ses rejets de contrats avec les japonais, avec chaque fois qu'elle lui rend visite à l'Ehpad qui l'héberge.

Est-ce la cohabitation des deux univers distincts qui m'a dérangée ? Chaque volet est intéressant, mais leur alternance crée une scission qui atténue la cohérence du récit, même si dans la vraie vie, on endosse aussi parfois des costumes renvoient à des univers parfois bien éloignés les uns des autres.

J'ai aimé effleurer le texte de Pouchkine, proposé en tête de chaque chapitre. J'ai aimé la restitution de l'ambiance du milieu de la création artistique, sans compassion ni considération pour les potentiels blessés des egos.

Un premier roman agréablement écrit, qui se lit sans déplaisir.
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L'artiste-peintre, la comédienne et l'amour

Rachel Arditi nous offre un premier roman plein de sensibilité sur les affres d'une comédienne qui se bat pour son père atteint d'Alzheimer et pour sa carrière de comédienne et crée des passerelles entre son quotidien et la vie rêvée.

Commençons par le côté autobiographique de ce roman, histoire d'en finir d'emblée. Oui, Rachel Arditi, comme la narratrice, est comédienne et oui, son père était, comme celui du roman, artiste-peintre. Et oui, elle est arrivée à l'écriture par l'adaptation de romans pour la scène. Il n'est par conséquent pas erroné de trouver au fil des pages de ce savoureux roman, du vécu. Mais c'est bien de ce terreau que se nourrissent tous les romanciers, consciemment ou non.
La scène d'ouverture, qui donne bien le ton du roman, retrace le dialogue forcément un peu surréaliste entre la narratrice et son père qui entend fuir son Ehpad de Nogent-sur-Marne et va solliciter pour cela l'aide de sa fille. Âgé de 96 ans et atteint d'Alzheimer – son état va empirer tout au long du livre – son esprit vagabonde. Alors sa fille joue le jeu. Les encouragements qu'elle prodigue à ce vieil homme étant tout à la fois une marque d'affection et une thérapie permettant à son cerveau de rester en éveil.
De retour à son appartement situé du côté de Montmartre, elle rencontre Betsy, une fille espiègle qu'elle croise régulièrement et qui l'entraîne aussi sur la voie onirique. Un autre moyen de ne pas s'épancher sur sa carrière de comédienne un peu à l'arrêt. «Me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j'ai menées ne m'ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n'ai jusqu'ici vécu que pour continuer à vivre.»
L'éclair va arriver après une rencontre avec son amie Victoire qui lui propose d'adapter Eugène Onéguine pour le théâtre. Un projet d'autant plus enthousiasmant pour elle, qu'elle entrevoit la possibilité d'endosser le rôle de Tatiana, l'amoureuse éconduite par le dandy qui donne son titre au roman.
Le récit va alors alterner entre le travail d'adaptation, les bonnes et les moins bonnes nouvelles autour du financement du projet, du casting et des trouvailles pour la mise en scène et les visites à Nogent.
En jouant sur les temporalités, l'imaginaire des protagonistes qui, de manière plus ou moins voulue, choisissent de rêver leur vie plutôt que de la vivre, Rachel Arditi tisse un fil entre eux. Alors le théâtre se retrouve dans la peinture, la jeune fille d'aujourd'hui se retrouve aux côtés de Pouchkine et Betsy embarque avec elle le vieil homme au crépuscule de sa vie.
L'humour et la vivacité de la plume de la primo-romancière entraînent le lecteur dans ce tourbillon plein de poésie qui permet d'affronter les difficultés qui jalonnent une vie d'artiste. Ajoutons qu'en prenant la plume, Rachel Arditi a trouvé le moyen de ne plus dépendre de personne pour mener à bien son projet, contrairement à la comédienne de son livre, soumise aux caprices et aux humeurs des autres. Gageons que ce premier roman, sur lequel souffle un vent de fraîcheur, sera bientôt suivi d'un autre. On l'attend déjà avec impatience!

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Premier roman réussi. D'un côté, elle, comédienne sans vrai succès, à qui est confiée l'adaptation théâtrale d'une oeuvre de Pouchkine en vers (les cours extraits en tête de chapitre sont une bonne idée motivante à aller lire l'ensemble). de l'autre, son père, peintre, en maison de retraite, atteint de la maladie d'Alzheimer, et surtout qui est drôle dans sa folie qui s'enfuie : il a la maladie joyeuse. Pendant qu'il quitte son monde, elle apprend à construire le sien, qu'elle va devoir continuer sans lui. Comme notre autrice le dit très justement, cette maladie nous fait disparaitre avant que disparaître tout à fait, et ce laps de temps est une épreuve, que la fin libère, et, en même temps qui peut aider à s'habituer à vivre sans l'autre. Outre une belle écriture, intelligente, qui égratigne un peu aussi le monde nombriliste de la Culture, ce roman est d'une grande tendresse.
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Elle est comédienne et se sent souvent très seule et incomprise. C'est la plus jeune de la famille et elle s'occupe assidûment de son père.
Il était peintre mais il réside désormais dans une maison de retraite, la Maison des Artistes. Atteint d'Alzheimer, elle assiste à son déclin qui l'éloigne d'elle chaque jour davantage. La réalité et la fiction se mêlent dans sa tête. Il est persuadé qu'il est en affaire avec des japonais qui veulent lui acheter un de ses tableaux pour une somme exorbitante, certain que bientôt il pourra retourner à Marseille où il habitait avant, ou partir ailleurs. Elle ne démentit pas. A quoi cela servirait-il de briser ses rêves ? Il lui téléphone sans cesse pour lui poser les mêmes questions...mais l'amour qu'elle lui porte, efface toutes les contraintes et elle ne peut se passer d'aller le voir.
Elle est comédienne mais n'arrive pas à percer, n'a que des petits rôles sans importance. Alors, quand son amie Victoire vient lui proposer d'écrire une adaptation de "Eugène Onéguine" de Pouchkine, la jeune femme s'imagine tout de suite incarner le superbe rôle de Tatiana. Elle va se donner à fond dans cette réécriture, au départ avec Victoire puis, celle-ci étant prise ailleurs comme toujours, toute seule.
Mais la vie rêvée et la vie réelle sont souvent très différentes et la narratrice en paiera les frais...ce qui la fera grandir !

Mon avis
L'auteur nous fait découvrir avec beaucoup d'humour et de recul le milieu des artistes dans lequel elle a été élevée et continue à évoluer de par son métier. Elle est en effet comédienne dans la vie réelle.
J'ai beaucoup aimé la fraicheur de ce roman. La petite fille brune qui s'envole sur ses patins à roulettes... c'est elle ; les souvenirs des moments partagés avec son père... c'est encore elle. Ce roman est donc largement autobiographique.
C'est sa vie de comédienne qu'elle nous raconte, les moments où la comédie et les rôles s'entremêlent avec la vraie vie, souvent pour la compliquer encore davantage. En effet, comment trouver ses marques, prendre confiance en soi quand la vie est si compliquée et le monde des artistes si cruel ?
Elle nous raconte donc les soirées entre artistes, ses échanges avec ses amies, les moments de solitude et de fantasmes.
En parallèle des faits quotidiens qui constituent sa vie, de la connaissance de plus en plus approfondie de cette oeuvre de Pouchkine que je n'ai jamais lu je l'avoue, des interviews fictifs avec un journaliste de France Culture, totalement savoureux tant ils sont réalistes, ponctuent le roman.
Mais c'est avant tout un livre qu'elle a écrit en hommage à son père, Georges Arditi (1914-2012) qui était peintre.
Ce n'est pas un livre triste même si elle nous raconte les derniers mois de vie de son père, âgé de 96 ans, ses visites, les contacts et les échanges avec les médecins. Il a un "Alzheimer plutôt joyeux" comme je l'ai vu écrit ici ou là dans la presse. Elle dresse un portrait plein de tendresse de celui qui l'a élevé et qu'à l'adolescence elle n'osait pas présenter à ses camarades de classe car elle le trouvait trop vieux.
J'ai été émue par certains passages, amusée par d'autres, et j'ai trouvé qu'en plus de l'humour et du beau portrait qu'elle dresse de son père, il y avait toujours beaucoup de poésie dans leurs échanges. Tout ceci n'a pas manqué de me rappeler ce que j'avais vécu avec ma propre grand-mère, elle-aussi atteinte de cette maladie (sous sa forme joyeuse) alors que j'étais adolescente et qu'elle vivait à la maison.
Le titre fait référence à ce que lui dit son père quand il lui parle du prochain tableau qu'il veut peindre et qu'elle lui propose de lui apporter toile et peinture...mais je vous laisse découvrir la suite tant elle est magnifique.
Le ton sonne juste, sans aucun atermoiement, et la lecture est d'une grande fluidité, ce qui fait de ce court roman une lecture fort plaisante.
C'est donc un premier roman très réussi que j'ai été ravie de découvrir grâce à la dernière Masse critique de janvier dernier. Merci à l'éditeur pour cet envoi.
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critiques presse (1)
LeMonde
16 janvier 2023
On y découvre un vieil homme ­atteint d’un « Alzheimer plutôt joyeux ». Libéré de ses inhibitions, il part dans de cruelles tirades sur ses voisins d’Ehpad, s’énerve comme Louis de Funès, échafaude des stratégies fumeuses pour s’évader de sa chambre…
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (26) Voir plus Ajouter une citation
Tatiana. C’est à Tatiana que je veux jouer. Tatiana qui me fait rêver. Tatiana, ignorée puis adorée. Tatiana réhabilitée, ressuscitée, retrouvée, rétablie, reconnue. Tatiana à qui est donnée la possibilité d’une deuxième chance. Et n’est-ce pas d’une deuxième chance que j’ai besoin, moi qui me sens cette plante laissée dans l’ombre et qui peine à s’épanouir ? Si je joue Tatiana, tout recommence pour moi.
(page 58)
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(Les premières pages du livre)
Chapitre 1
— Bien, ma biche. Je pars.
Je ne devrais plus m’étonner de cette entrée en matière dans les conversations avec mon père. Ça fait des années qu’il martèle en boucle son départ imminent. S’échapper de cette maison de retraite où il réside à Nogent-sur-Marne est devenu son obsession. Et après tout, à son âge, 96 ans, quoi de plus naturel ? On s’approche globalement de la fin. Mais la vérité est que depuis le début, j’ai décidé de croire à son projet d’évasion, d’entrer dans son jeu. Non pas pour le protéger d’une réalité qu’il ignore – cette impossible fugue –, mais avant tout parce que moi-même j’aime les rêves et que j’ai envie de découvrir jusqu’où sa fiction le mènera. Je suis avide de la suite, comme quand on lit un bon livre. Voilà pourquoi lorsque, pour la cent quatorze millième fois, il m’a invectivée ce jour-là de sa voix martiale, j’ai répondu avec une authentique curiosité :
— Tu pars ?
— Absolument. Je raccroche et je pars. À Marseille. Je ne reste pas une seconde de plus. Quand est-ce que tu viens me voir ?
— Eh bien… disons demain ?
— Demain ? Formidable. Monstrueusement formidable. Je serai là ma bichette. Et je t’attendrai avec une impatience fébrile.
Mon père n’économise jamais son enthousiasme. Il a, à vivre, une ardeur de géant.

Chapitre 2
Au moment de me mettre en route le lendemain, j’hésite. Mon père vient de me laisser un nouveau message, dans lequel il chuchote sur un ton de secret-défense :
— Bien, ma biche. Lorsque tu viendras tout à l’heure, mets donc dans ta voiture un de ces sacs en toile épaisse, qui se terminent en haut par un cordon pour les fermer, et que les marins utilisaient autrefois pour y mettre des vêtements, des objets, des vivres, enfin, etc. Tu mets ça dans ta voiture. Mais surtout, tu ne le dis à personne ! Voilà ! Je t’expliquerai.
Mon père ne parle pas. Il écrit tout haut. J’ouvre le grand placard de l’entrée pour voir si par hasard ne s’y trouve pas un de ces fameux sacs de marin, mais non. Je ne possède pas un tel sac. Je me mets en route, sous un soleil radieux.
Contrairement à d’autres maisons de retraite que j’ai visitées, la « Maison des Artistes » ne sent pas l’urine. En revanche, une puissante odeur de réfectoire se répand dans toute l’enceinte, bien que la cantine se trouve au sous-sol du bâtiment. C’est une spacieuse bâtisse du XIXe siècle. Sur la longueur d’une des façades, une grande véranda relie en une galerie l’aile ouest à l’aile est de la maison, remplie d’œuvres des résidents du passé. Quand je la traverse, je suis toujours saisie d’angoisse. Je ne sais pas pourquoi. Quelque chose me renvoie à moi-même, sans doute, dans le contraste singulier entre cet habitacle de verre moderne et les vieilleries qui le peuplent.
L’accueil se fait par l’extrémité ouest de la véranda. À chaque heure du jour on entend le sifflement de quatre perruches – trois bleues, une jaune – installées dans une vaste cage au cœur de ce couloir. Dans l’aile est du château – car c’en est un – il y a un salon de musique où ne filtre aucune lumière naturelle, mais qu’illumine une fresque originale de Raoul Dufy, et qui est destiné à recevoir de petits récitals. Une cinquantaine de chaises ont été installées en face d’une estrade sur laquelle trône un piano à queue. La plupart du temps, ce sont plutôt des rencontres ou des conférences qui s’y donnent, ces moments d’échanges intergénérationnels proposés par la structure administrative à ses pensionnaires, afin de continuer à meubler leurs existences à défaut de réellement les remplir. Pendant ces rencontres, il n’est pas rare de voir un tas de têtes tombées sur les épaules qui les soutiennent, et si l’on s’approche, on observe sur les visages aux yeux fermés de larges béances d’où s’échappe le son tranquille ou ronflant de leur somnolence. Sur l’estrade, le conférencier venu faire l’éloge du « Jeu d’acteur, cette vie rêvée », ou encore s’interroger sur « Artiste ou artisan ? Les matériaux de l’art contemporain » – bref, des thèmes minutieusement choisis pour leur caractère passionnant – s’endort à son tour, ou profite de cette sieste inopinée pour se limer un ongle, tweeter son ennui sur les réseaux sociaux, ou rêver. Ce qui n’est pas toujours dissemblable. Le salon de musique ouvre sur un espace qu’on appelle « le café ». C’est un hall de passage pourvu d’un bar, où résidents et visiteurs peuvent commander à boire – principalement un thé – ou à manger – principalement un biscuit. Sec, de préférence. Dans ce café se trouvent les ascenseurs menant à la salle à manger. Là, sur le seuil des cages métalliques, l’odeur de cantine vous saisit à la gorge et vous sclérose, et l’on comprend alors pourquoi les résidents, au fil des jours, perdent le goût de vivre.
Tout à fait à l’opposé de cet espace social, l’aile est se compose d’une grande salle de réception qui reste toujours vide, d’un couloir sombre distribuant les chambres du rez-de-chaussée, ainsi que, tout au bout, d’un salon de coiffure ouvert « tous les jeudis de dix heures à midi, sur rendez-vous », comme l’indique très modestement – quoique avec beaucoup d’honnêteté – une plaque métallique accrochée sur la porte. Entre le couloir sombre et le salon d’accueil se trouve, presque clandestine, une minuscule pièce inondée de lumière, qui vole au parc sa vue splendide. Un unique fauteuil et un piano droit meublent la pièce. C’est le bureau de Thérèse Deligny, une vieille pianiste énergique à la voix de crécelle et aux doigts tordus d’arthrose, qui maquille outrageusement ses yeux d’un bleu curaçao. Plus bas, ses lèvres, sillonnées de ridules verticales, ne parviennent pas à retenir le rouge qu’elle y applique généreusement, si bien que le baume migre vers le nez et le menton en de petites effilochures poignantes. Les cheveux, couleur acajou, mais dont les teintures ratées depuis de nombreuses années échouent à masquer le triomphe du temps, tombent gras, raréfiés bien qu’encore longs, sur un cou disparu qui maintient pour toujours les épaules en hauteur, conférant à leur propriétaire, lorsqu’elle se met à jouer, une certaine ressemblance avec Petrucciani.
— Elle massacre Chopin.
Cinglant comme à son habitude, mon père ne peut s’empêcher cependant d’assister aux longues heures d’entraînement de Thérèse qui écrase sur le clavier Nocturnes de Chopin et Partitas de Bach en une pâte homogène dont on ressort avec une indigestion. Il ne peut s’en empêcher car Thérèse possède une qualité qui la lui fait tenir en haute estime :
— Elle est une descendante de Louis XIV. Ou de Louis XVI. Un Capulet en tout cas. Ou un Capet. À moins que ce ne soit un Bourbon ? Enfin de qui que ce soit…
De qui que ce soit, cette descendance constitue un privilège précieux aux yeux de mon père, qui aime les rois et les royaumes.
Une certaine quiétude règne dans cette demeure de mort. Devant elle, le parc, immense et vallonné, se déploie à travers arbres et statues en un assemblage de verts, de gris et de fleurs multicolores, pour aboutir en contrebas à – que l’on devine sans la voir – l’autoroute A4.
— Entre, ma minouche, me dit-il quand je m’apprête à passer la porte. Et referme derrière toi.
Il est allongé sur son lit avec ses chaussures, visiblement plongé dans de riches pensées intérieures – sa spécialité, comme la suite ne va pas tarder à le démontrer.
— Tu m’as apporté ce que je t’ai demandé ? ajoute-t il en se redressant.
Je réponds que non, je ne possède hélas pas de gros sacs de toile de marin. J’attends qu’il me réprimande, mais pas du tout. Il est déjà passé à l’étape supérieure, et se met maintenant à me détailler son plan d’évasion sur un ton de ministre.
— Voilà. C’est très simple, je ne resterai pas ici. Cet endroit n’a strictement aucun intérêt. Je pense que tu t’en es rendu compte. Donc ça ne m’intéresse pas. Ici, je suis une coquille vide, je ne peux rien faire. Et il faut bien comprendre qu’ici, il y a de très vieilles personnes. Très vieilles. À côté d’elles, moi, je suis extraordinairement valide. Aïe ! Ah la vache !
Un faux mouvement interrompt sa démonstration, il saisit son épaule droite avec sa main gauche en grimaçant, puis reprend sans se troubler.
— Ma tendinite. Où en étais-je ?
— Tu veux partir d’ici.
— Ah oui. Voilà. Alors je veux retourner chez moi. À Paris naturellement. Rue… Rue… enfin Rue Machin-Chouette. Bien. Alors évidemment, à mon âge, il me faut une aide. Idéalement, quelqu’un pour ma toilette et quelqu’un pour mes repas. Parfait. Il me faut donc de l’argent. J’ai téléphoné à ma banque, il paraît qu’il n’y a plus rien sur mon compte. Bien. Alors j’ai eu une idée, ce sont les Japonais.
— Les Japonais ?
Depuis que je suis enfant, mon père ne cesse d’élaborer des stratégies toutes plus fumeuses les unes que les autres, dans le but de vendre sa peinture. C’est fascinant cette foi toujours renouvelée, cet espoir jamais tari de concrétiser une vente juteuse qui le mettrait à l’abri du besoin pour le restant de ses jours – même si ce restant sera assez modeste désormais. Parfois, comme lorsqu’il formule son désir d’aller à Marseille, l’espoir suffit, il nourrit le projet fou, le fait advenir. Il a l’espoir performatif.
Marseille, il y est né. Il a toujours manifesté une joie d’enfant à l’évocation de sa ville. Son nom contient la mer, le soleil, et sa liberté. C’est là que sous l’Occupation il a peint Le Crépuscule, son chef-d’œuvre. Depuis, Marseille est devenue sa zone libre et restera pour toujours cette entaille bénie dans une monstrueuse nuit de bombes. La ville a fondé un homme capable d’escroquer la mort.
Quels qu’aient été l’époque de sa vie, le destinataire fantasmé, ou la forme même du processus, tous ses coups fumants ont eu pour but secret de trouver un richissime acheteur pour Le Crépuscule.
Il y a eu dans le passé, entre autres, la Fondation Maeght, la Banque Rotschild, Bill Gates, mais aussi une bande de Russes totalement obscurs qui l’avaient fait venir à Moscou avec trente tableaux qu’ils n’ont
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… comment on fabrique une pièce de théâtre à partir de ce roman ? Comment on transforme 389 strophes de 14 vers octosyllabiques, chacune identiquement construite de la même façon, 4 rimes croisées, 4 rimes plates, 4 rimes embrassées, 2 rimes plates – on ne dira jamais assez que les gens sont fous – comment on transforme cette matière, donc, en scènes de théâtre, 5 500 vers à transformer en une pièce de théâtre, c’était un vrai défi.
(page 62)
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Je ne parviens pas à me ressaisir devant le spectacle de cette bouche de mort, cette lèvre qui épouse pour la première fois les contours de sa mâchoire et laisse deviner son crâne. Je ne vois plus mon père, cet homme au corps robuste comme un rempart. Je vois son squelette. Une enveloppe prête à rompre dans laquelle vit encore quelqu’un.
(page 79)
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GRILLE D'ÉTÉ DE FRANCE CULTURE
«Les rencontres insolites de Richard Gaitet» Jeu et enjeux de l'adaptation
— Au fond l’adaptation, c'est une clé. Elle doit ouvrir un ou plusieurs des aspects du texte. Ici principalement: le rôle en grand de Tatiana, sa métamorphose. Si la clé fonctionne, elle ouvre le texte dans toutes ses dimensions, et même, le transcende. Le texte alors se renouvelle, déploie ses propres possibilités, s’alimente, se régénère. Et c'est là que quelque chose de magique se produit: le texte s'ouvre à la rêverie, il devient vivant et a envie de s'exprimer encore et encore sur lui-même. Générateur de son propre discours, il n'a qu'une hâte: se raconter, se confier, et plus rien n'existe que ce vaste champ où le lecteur aime flâner et se perdre, rencontrant, dans sa végétation et ses recoins, mille vérités sur lui-même.
— Vous êtes en train de donner une définition de la littérature.
— Oui, Richard. Peut-être. p. 167
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Vidéo de Rachel Arditi
Extrait du livre audio « La Femme en moi » de Britney Spears, traduit par Cyrille Rivallan, Marion Roman, lu par Rachel Arditi. Parution numérique le 24 octobre 2023.
https://www.audiolib.fr/livre/la-femme-en-moi-9791035415655/
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