Jamais l'un sans l'autre

Une autre qualité d’Aude fait l’admiration de Jean : elle excelle en tout dans sa scolarité. Aucune matière ne lui est étrangère et il est bien rare qu’elle ne soit pas première en tout, malgré les réserves du père qui la trouve studieuse certes, mais incapable d’argumenter ses connaissances, basées sur sa seule mémoire. Pour Aude, ses bons résultats ne sont que des illusions, comme les classes franchies les unes après les autres, véritable course d’obstacles qui divertit ou agace parents et professeurs. Ils vivent dans une comédie perpétuelle, à laquelle ils font semblant de croire. On leur a dit que la guerre est finie, mais les queues devant les magasins, les restrictions, les coupures d’électricité durent encore. Ils en sont sûrs, l’avant-guerre n’a jamais existé, on les a trompés. Ils la refusent, comme les contraintes. De quel droit la scolarité est-elle obligatoire ? Encore un artifice du monde des adultes pour les mener au pas !

Claire a pour son aînée des sentiments mitigés. La petite l’exaspère. Elle n’a jamais ressenti pour elle ce débordement d’amour, ce sentiment qui vous métamorphose, qui vous lie à tout jamais. Alors sa première pensée, celle qu’elle n’avouera à personne, est le soulagement. Elle simule la tristesse, mais son époux, Jean-Marie, devine un malaise. Une faille. Quelque chose qu’il ne comprend pas mais qui le perturbe. Comme une indifférence qui le surprend. Il écoute à peine le médecin lui expliquer qu’il faudra révéler à Jean la perte de sa jumelle. Sinon, insiste le médecin, il ressentira toute sa vie un manque terrible, il en sera désorienté. Quant à Claire, poursuit-il, les dégâts provoqués par son accouchement sont tels qu’elle ne pourra jamais avoir d’autres enfants. Claire décide d’aimer Jean doublement.

Elle est sa déesse, son héroïne.
Celle qui partage son monde, un monde de rêverie. Aude s’y réfugie pour ne pas affronter la sévérité de leur père à son égard, et l’ambivalence des sentiments de leur mère. Ensemble, ils s’inventent des jeux. Ils dessinent des personnages qu’ils découpent et qui deviennent leurs élèves. Ils les conduisent à la baignade, les nourrissent avec des pâtés de terre qu’ils ont faits dans des moules en aluminium avant de les sécher, les couchent dans des lits fabriqués de branches d’arbre et de foin. Ensemble, ils affrontent leurs peurs.

En apercevant dans son berceau le nourrisson, elle éprouve un sentiment nouveau. Comme une vague de bonheur intense, une émotion qui la dépasse. Son petit frère ! Qu’il est beau avec ses yeux noirs, les mêmes que ceux de sa mère. Enfin, elle aura un compagnon dont elle pourra s’occuper et avec lequel elle pourra jouer ! Elle ne sera plus seule. Sa mère, attendrie par le sourire de sa fille, l’accueille avec douceur.

Il tente surtout d’expliquer, en balbutiant, que sa sœur mérite qu’on la récompense pour ses bonnes notes. Sensible aux paroles de son petit garçon, Claire offre alors à Aude bonbons et poupées, mais retombe aussitôt dans ses travers. Elle n’a pour sa fille aucun sentiment maternel. Elle ne la comprend pas, ne se reconnaît pas en elle. Elle a toutes les peines du monde à faire preuve d’affection.