La psychose découpée finement au scalpel…
Quel point commun partagent
René Magritte, Luc Kaisin, Aline Dieudonné,
Jacques Brel,
Philippe Gelück, Arno, François Damiens,
Cécile de France,
Marguerite Yourcenar,
Henri Michaux,
Amélie Nothomb, Delvoye Wim (ah ce dernier je l'aime beaucoup) et l'auteur de cet incroyable livre,
Lize Spit ?
Oui, iIs sont belges. Ma petite liste est le simple reflet des premiers noms qui me viennent en tête, elle est ainsi vraiment loin d'être exhaustive, mais elle me fait prendre conscience à quel point je ne cesse de m'émerveiller de la scène artistique belge que je trouve particulièrement foisonnante, audacieuse, fraiche, créative. Décalée aussi, souvent ne se prenant pas au sérieux. Réussissant à mêler le burlesque au tragique à coup d'images étonnantes. Oui, les artistes belges ont un petit quelque chose en plus. Une pétulance je dirais.
C'est vraiment le cas avec ce roman totalement addictif, «
Je ne suis pas là », plus abouti que le roman qui avait fait connaitre
Lize Spit, le fameux «
Débâcle » paru en 2018 aux éditions
Actes Sud dont la couverture déjà donnait le ton de son contenu particulièrement oppressant et glauque puisqu'il donnait à voir une petite fille fumant nonchalamment une cigarette. Si j'avais été marquée par ce récit devenu désormais inoubliable, j'ai lu son dernier roman littéralement en apnée, épatée par l'écriture de la jeune femme et sa façon très cinématographique d'y orchestrer le suspense.
Léonie, surnommée Léo, vit avec son petit ami Simon depuis dix ans. Leur couple est totalement fusionnel, tous deux fortement liés par une blessure commune en lien avec le décès prématuré de leur mère respective et une enfance troublée. le couple vit parfaitement heureux, comme peuvent l'être deux trentenaires qui réussissent à inventer leur propre monde régi par des règles et des rituels uniques, base d'une relation à nul autre pareil. Un amour tissé à coup de bouloches dans le nombril, de lavages de dos mutuels, de cave à fromage derrière les oreilles, de fous rires, d'intimité totalement dévoilée. Ils deviennent tout l'un pour l'autre, amants, amis, parents.
« Il était bien plus que mon havre dans la tempête, il était ces milliers de ridules formées dans le sable par la marée ou les courants et qui permettaient de marcher sur la plage pendant des kilomètres sans se mouiller les pieds une seule fois ».
Jusqu'à ce que tout change : Simon rentre chez eux au milieu de la nuit et Leo ne le reconnaît plus, ni dans ses gestes, ni dans ses mots, totalement décousus et mégalomanes. Lentement, l'existence méticuleusement construite de Leo s'effondre, jusqu'à mettre sa vie en danger...
Lize Spit décortique au scalpel la folie qui s'invite dans ce couple, elle pèle couche après couche l'oignon écoeurant de la psychose qui gangrène le cerveau de Simon, qui ensevelit le couple, qui détruit à petit feu Léo. La jeune femme, face à la paranoïa délirante de son compagnon, voire parfois sa violence la plus abjecte, répond avec beaucoup de dévotion, qui force l'admiration, et parfois un peu de trahison pour tenter de tenir le coup. En se remettant en cause constamment. C'est à la fois terriblement touchant et très haletant, impossible de lâcher le livre tant nous avons peur, craignant le pire au côté de Léo duquel côté nous nous plaçons tout au long du livre.
« Ce n'était pas seulement la maladie qui le rendait malade, mais aussi mon regard sur lui. Si je l'avais perdu, je m'étais perdue tout autant ».
La structure du roman, l'écriture cinématographique et les images décalées, très modernes, participent à ce côté particulièrement haletant. Là où un autre auteur aurait narré cette histoire de folie de façon classique avec beaucoup de pathos, Spit ose. Elle ose l'humour, ose l'horreur, ose les propos crus sans jamais franchir la frontière de la vulgarité, ose la prise de recul via des plans de caméra, des travelings, des zooms, et des arrêts sur image. Sans jugement, jamais. Elle réussit avec beaucoup de talent et de subtilité à faire éclore des images incongrues dans le suspense intenable qui surprennent, étonnent, font sourire tout en disséquant avec application son objet d'étude. C'est fascinant et vertigineux. Je suis sincèrement impressionnée.
Prenons la structure du livre tout d'abord. Nous alternons, de chapitre en chapitre, entre le présent et la passé. le présent, c'est onze minutes à pédaler pour éviter le pire après que la meilleure amie de Léo, Lotte, lui a envoyé un appel téléphonique terrifiant. Et durant ces onze minutes interminables, le passé ressurgit, un passé à la fois proche à savoir les dix derniers mois de cette vie commune durant lesquels la folie, dont l'engrenage implacable est décortiqué, est devenue un personnage à part entière dans ce couple, mais aussi un passé plus lointain, avant ces dix mois, où nous découvrons leurs
moments fondateurs de complicité et d'amour pur. Nous comprenons ainsi, sur le vélo de Léo, avec laquelle nous pédalons à perdre haleine comment ces passés plus ou moins lointains projettent leur lumière sur l'effroi actuel de Léo, son comportement tiraillé entre dévotion, amour et horreur.
Prenons l'écriture cinématographique ensuite. Il faut préciser que Léo a fait des études en scénarisation, elle sait écrire, elle écrit d'
ailleurs très bien mais a quelque peu délaissé cette voie. Elle travaille comme vendeuse dans une boutique de vêtements de maternité haut de gamme où elle a rencontré son amie Lotte. de ses études de cinéma lui sont restés quelques réflexes dans sa façon de voir et de relater les choses. Ainsi, dans ses pensées, fait-elle allusion par moment à certaines techniques de mise en valeur de la scène qui se joue ou des personnages que nous voyons littéralement avec elle. Cela donne une dimension supplémentaire au récit, à la fois une mise
à distance mais en même temps une véritable immersion en décalant notre point de vue, en vivant les scènes autrement.
Enfin, parlons des images, des métaphores, du ton employé par
Lize Spit. Il y a mille et une images surprenantes qui pétillent, explosent parfois en un blop étourdissant offrant de belles respirations dans cette plongée en apnée dans la folie. C'est rafraichissant, touchant, poétique et ce sont des images bien marquantes car surprenantes, novatrices, inattendues.
« Plus tard, pour éviter qu'il ne prenne une double dose, j'ai acheté un pilulier à la pharmacie, une sorte de longue boite à sept tiroirs divisés en quatre compartiments, que je remplissais en début de semaine avec les cachets adéquats. Lorsqu'elle était posée debout sur le plan de travail, elle ressemblait à un minuscule immeuble de sept étages avec, derrière les fenêtres, des petites bouilles blafardes ».
Un roman vertigineux dans lequel
Lize Spit nous offre une écriture audacieuse et pétillante, plus aboutie que le déjà incroyable
Débâcle, sur un thème tout aussi sombre, celui de la folie. Elle en décortique finement l'engrenage nous entrainant dans un suspense intenable jusqu'à la toute fin. Un gros coup de coeur !