Neuf siècles séparent deux hommes aussi différents que semblables.
L'un, Guillaume de Touron, petit seigneur médiéval, décide, à l'appel d'Urbain II en 1096, de partir en Terre Sainte à la tête d'une petite troupe de coquins, miséreux et ribaudes.
Libérer Jérusalem, la ville Lumière, du joug maure, et accessoirement, sur le chemin, massacrer tout juif de passage. Car les signes ont parlé. Des feux s'éteignent sans aucune pluie, la maladie frappe hommes et chevaux, des chats s'invitent la nuit dans le campement pour des sabbats impies. Il faut expurger le malin, clouer le damné au pilori et brûler le mécréant.
La troupe n'ira pas au-delà de l'hiver transalpin, gangrenée par le froid et la faim ; minée de paranoïa et de haines intestines.
Ne resteront que les écrits de Claude le Bossu, rejeton dégénéré du seigneur, qui consigne au jour le jour ses propres turpitudes comme les exactions hallucinées de ces croisés misérables.
De l'autre Chraga Unger, conférencier vieillissant, malade et obèse, qui jour après jour, de kibboutz en kibboutz, déroule son antienne quant au péril bolchevique décidé à anéantir le jeune état hébreu et les juifs du monde entier.
Le mot « crépusculaire » revient souvent dans les commentaires de cette oeuvre. Et il est ô combien juste.
Guillaume de Touron est un homme blessé, meurtri par les deuils successifs de ses deux jeunes épouses, par l'absence d'héritier, par l'amour perdu de sa jeunesse, par la faillite de son domaine et les dettes accumulées. Reclus en folie, il condense le peu de vie qu'il lui reste en une haine abjecte du Juif, figure de tous les arbitraires, de toutes les responsabilités, coupable avant même que d'être.
A l'autre bout, Chraga Unger est lui aussi un éclopé de la vie, rongé de solitude, gras d'un passé que l'on devine hanté et lourd. Une jeunesse russe a enfanté une insidieuse folie qui grignote son quotidien, le contraignant, encore et encore, à prédire le pogrom planétaire fomenté par les rouges de l'est.
Amos Oz tisse dans ces deux nouvelles les fils névrotiques de la folie individuelle et ceux des démences collectives.
En virtuose de la psyché et d'une prose étincelante, l'auteur explore le syndrome de la judaïté, ce mal ancestral et incurable qui oblige à tuer ou à survivre.
En ce sens, les deux textes se répondent et se confondent pour livrer une réflexion abyssale à l'humanité exacerbée.
A l'image de Jérusalem, mythique et inaccessible, la judaïté ouvre l'appétit à toutes les névroses et malmène jusqu'aux extrêmes.
(Un grand merci à @Dandine, qui, par son récent billet, m'a fait découvrir ce texte d'un auteur qui n'aura cesser au fil de chaque page de m'éblouir.)