CANDIDE AU PAYS DES GENTILS ET DES MÉCHANTS.
C'est peu de dire que ce
Kobane Calling du jeune (enfin, plus tant que ça) auteur et dessinateur italien Zero Calcare, de son vrai nom Michele Rech, parfaitement méconnu en France jusqu'à cette publication chez les valeureuses et décidément curieuses éditions Cambourakis, a fait le buzz dans le petit monde de la Bande-dessinée documentaire, voyageuse et politique, au début de l'automne dernier. Il faut reconnaître qu'en plein conflit entre les terroristes de DAECH, l'armée régulière syrienne d'el Assad, les interventions aériennes occidentales ainsi que les problèmes posés aux pays européens par la "vague" de réfugiés venant de cette région du monde, l'ouvrage tombait pile et ses éclaircissements, sur tout ou partie de ce qu'il se passe dans certaines régions de la frontière turco-syrienne atteintes par cette folie destructrice, apportaient des données très mal, voire pas du tout, connues chez nous.
Ainsi, Zero Calcare, n'écoutant que son courage, son envie d'aider son prochain et son immense naïveté décide de suivre une délégation romaine des "centri sociali" (des squats politiques autogérés très dynamiques dans de nombreux domaines de la vie underground italienne) qui s'en va prêter main forte en apportant du matériel sanitaire au Rojava syrien dans le but de savoir, si oui ou non « on ne raconte pas des conneries sur la révolution, le confédéralisme démocratique, les femmes, tout ça ».
Et de découvrir - en tout cas votre serviteur - ce qu'est ce fameux Rojava. Voici, pour faire vite, ce qu'en dit Wikipédia :
"Le Rojava (« l'ouest » en kurde) ou Kurdistan occidental (en kurde : Rojavayê Kurdistanê) ou Kurdistan syrien (en arabe کوردستان السورية Kurdistan Al-Suriyah), est une région de facto autonome qui se situe au Moyen-Orient et se trouve dans le nord et le nord-est de la Syrie. le 17 mars 2016, les Kurdes de Syrie proclament une entité « fédérale démocratique » dans les zones contrôlées et qui comprennent notamment les trois « cantons » kurdes d'Afrine, de Kobané et de la Djézireh, dans ce qui était jusqu'à présent une zone d'« administration autonome ». Cette entité est également dénommée Rojava-Syrie du Nord."
Quant à cette fameuse Kobané dont il ne semble pas, de mémoire, qu'elle ait jamais fait les grandes lignes de nos médias français, voici l'essentiel de ce qu'il faut en savoir (source : Wikipédia) :
"En automne 2014, l'État islamique conquiert les régions syriennes entourant Kobané et marche sur la ville. La population fuit en Turquie, alors que les combattants kurdes défendent la ville.
Deuxième bataille de Kobané.
La résistance kurde fait de Kobané une bataille d'usure et un symbole majeur dans la lutte contre l'EI. La coalition anti-EI se concentre sur les forces de l'EI participant à cette bataille (voir Opérations aériennes de la coalition internationale en Syrie), et l'opinion publique occidentale soutient largement les Kurdes11.
Finalement, en janvier 2015, les djihadistes sont repoussés de la ville en ruines, la bataille continuant dans la région alentour. Au mois de juin de la même année, le blocus du canton de Kobané est définitivement rompu après la victoire des YPG à la bataille de Tall Abyad."
Pardon pour cette digression mais elle nous semblait essentielle pour savoir de quoi il était question ici.
Nous suivons donc ce jeune curieux, mélange d'un Tintin jamais aigri et d'un Candide sans maître Pangloss, ou qui serait aussi son propre Pangloss, professeur de Nigologie, à travers ces lieux où l'existence, la survie sont ramenées à leurs expressions les plus simples : vivre ou mourir et parfois même tuer ou être tué... Mais devant la tension à la limite du supportable qu'implique un tel périple, l'auteur prend le parti pris, assumé, de l'humour et des références à la pop culture. Ainsi le voit-on s'adresser à deux volatiles tout droit sortis d'une bande-dessinée et qui ne sont autres que ses deux parents divorcés auxquels il apprend, en essayant de noyer le poisson, qu'il va se rendre dans l'un des lieux parmi les plus dangereux au monde ! Plus loin, le voit-on entrer dans le
Centre Culturel de Rome afin de collecter plus de renseignements sur sa destination et dont l'entrée est comparée à une Stargate de la fameuse série du même nom. Une fois sur place, c'est un village de l'Anatolie tenu par des Kurdes qui devient la planète Hoth attaquée par l'Empire galactique - qui n'est autre, ici, que l'armée turque -...
D'ailleurs, on découvre aussi assez rapidement que l'ennemi premier de ces kurdes de Syrie, ce ne sont pas les fous de dieu de Daesh - même s'ils en sont, bien évidemment, et pas des moindres - mais l'armée régulière turque qui a même pénétré de l'autre côté de la frontière afin d'empêcher que ces territoires autonomes kurdes, morcelés en trois parties d'inégale importance, puisse jamais se réunir !
Afin d'éviter tout pathos et de désamorcer ce que les situations qu'il vit ou dont il recueille avec empathie les témoignages pourraient avoir d'insoutenables, notre auteur, maître de la BD humoristique et autobiographique par ailleurs, multiplie ainsi les "punchlines" dans le déroulé d'une narration qui a beaucoup du blog dessiné, suant d'un graphisme nerveux, souvent drôle, de temps en temps attachant, parfois un peu déroutant, si ce n'est gênant ou à côté de son sujet, car brisant un rythme soutenu par toujours au moment le plus opportun. Cela fini par cultiver une sorte de ridicule vain quant à la présentation de confessions certes pas forcément faciles à lire ou à entendre de ces femmes et hommes en lutte pour leur survie mais que viennent briser des souvenirs personnels de Zero Calcare, pas infailliblement du meilleur intérêt ni du meilleur goût et qu'un peu plus de sobriété aurait très certainement rendu plus efficace.
Zero Calcare s'en est expliqué dans un entretien accordé au Nouvel Observateur, résumant ainsi : «Quant à l'humour, c'est mon langage, c'est la façon dont je fais des BD. J'ai toujours un peu honte de faire des choses trop sérieuses, j'ai peur que les gens se moquent de moi. Alors je préfère l'autodérision.» Et il est vrai que cette autodérision est omniprésente, jusqu'à ne plus toujours parvenir à vraiment prendre au sérieux l'auteur de ce carnet de voyage (il dénie avoir réalisé une BD de reportage, n'étant pas journaliste, et c'est tout à son honneur).
Certes, il était parfaitement honnête de faire comprendre à ses futurs lecteurs qu'il s'envolait vers des régions dont il ne sait rien ou si peu, qu'il s'y rend avec son bagage de jeune homme typiquement occidental, élevé dans la paix et dans une relative aisance, que ses références sont plus Ken le Survivant que les oeuvres de Abdullah Öcalan, chef du PKK emprisonné par les turcs depuis 1999 et qui a très largement inspiré les fondateurs du Kurdistan occidental avec sa théorisation du confédéralisme démocratique, ni de son inspirateur américain
Murray Bookchin, inventeur du municipalisme libertaire. Ce n'est bien entendu pas le propos de ce roman graphique que d'entrer dans de telles considérations - peu lisibles dans un tel format - mais à force de s'obstiner à se faire passer pour un franc ignorant totalement décalé tout au long de l'ouvrage, Zerocalcare fini par centrer le discours presque autant sur lui-même que sur ce qu'il souhaite, avec loyauté et réserve, faire découvrir au lecteur.
Ainsi, les moments les plus durs, violents (même si aucune violence directe n'est jamais réellement montrée, mais plutôt évoquée par les dégâts, humains ou matériels, qu'elle a pu produire ou encore sous forme de souvenirs), émouvants sont-ils presque systématiquement brouillés, détournés du risque de pontifier ou de moraliser par de brèves incursions drolatiques, parfois même carrément potaches, et finissent par parasiter l'intention première de leur auteur dans un ouvrage à la détermination aussi salutaire qu'indispensable et humainement irréprochable.
Sans doute est-il difficile, pour ne pas dire impossible, de prévoir comment chacun de nous réagirait dans de telles situations extrêmes, vécues "pour de vrai" par cet enfant de soixante-dix années ininterrompue de paix (si l'on excepte l'enfer yougoslave) en Europe, rejeton de la post-modernité virtuelle, amateur de jeux vidéo et de mangas mais rêvant toujours de lendemains qui chantent un peu plus pour tout le monde (Zero Calcare est issu du monde associatif punk et anti-mondialisation financière). Pourtant, sans tomber ni dans le tragique larmoyant, ni dans la colère immature et inopérante, on eût aimé un peu moins de cette autodérision auto-fictionnelle quasi permanente et qui, d'un album vraiment très intéressant aurait pu se transformer en ouvrage majeur de la BD documentaire de ces vingt dernières années. Et peut-être aussi prendre le risque de s'adresser à un public plus trans-générationnel (en élaguant un peu de ces potacheries pas toujours absolument nécessaires) et transculturel (en gommant un tant soi peu cette manie de la référence pop pas forcément lisible par tous), sans pour autant se renier.
Un très bon album, toutefois, et qui a ce mérite évident de rendre tangible des situations extrêmes et pour nous lointaines, complexes, méconnues, avec un regard plein de sympathie mais sans a priori, sans préconçus idiots ou formatés pour ces peuples en état d'urgence permanent et leur luttes pour une liberté qu'ils paient souvent au prix fort tout en s'essayant à des modèles de vie en commun que l'on attend pas dans des régions soumises à de telles pressions extérieures. Une magnifique leçon, adressée à nous par ces kurdes, de subsistance, de foi réaliste en la mise en place d'autres systèmes politiques que ceux que nous connaissons déjà - puisque en partie réalisée - et d'espoir. Rien que pour cela, malgré ses défauts et autres petites facilités redondantes, la lecture de
Kobane Calling s'avère irremplaçable.