Qu'est-ce qu'un jour dans une vie ? Rien du tout. À peine un grain de sable sur la plage. Juste une vague sur l'océan. Pourtant, c'est en une seule de ses journées que
Liu Xinwu va nous résumer la vie de la pauvre Caimei.
Car Caimei a quelque chose de spécial : une tumeur a gonflé sur sa joue et la défigure. Ce qui l'empêche d'avoir un travail, de gagner de l'argent, de vivre, et de payer l'opération – cercle vicieux dont on ne peut échapper.
La nouvelle (et donc, la journée) commence par une consultation médicale dont le constat est formel : il faut opérer. Et pour cela, aller à l'hôpital. Terrifiée par l'énormité de la somme, Madame, employeuse de notre héroïne qui ne veut rien avoir à faire à tout cela, renvoie la jeune fille. Ébranlée, cette dernière fait le tour des foyers où elle travaille dans l'espoir de gagner des heures supplémentaires. Mais rien à faire… Sa dette et sa maladie font d'elle une pestiférée. Seules les personnes qui sont soit aussi pauvres qu'elle, soit originaires de la même région sont un tant soit peu intéressés par son sort.
Cette unique journée sera, pour la protagoniste, un enchainement de malchance et de méchanceté qui la précipitera tout au fond du trou. Tout le monde la laisse tomber, les gens qui constatent son désespoir et sa naïveté vont chercher à abuser d'elle : elle se fait voler, accuser injustement, agresser, repousser… C'est une journée de merde, qu'elle passe ; une vraie, digne d'entrer dans le livre des records. C'en était même très déprimant à lire…
Alors certes, quelques personnes sont là pour l'aider. Mais la solution à son problème est au-delà de toute capacité. Dix mille yuans, ce n'est pas à la portée de n'importe qui ! Et quand la chance semble venir soulager la protagoniste, quand celui-ci entrevoit une lueur d'espoir, une possibilité de guérison, l'auteur prend un malin plaisir à retirer cet espoir aussi vite qu'il est arrivé. Il faut tout recommencer à zéro et reprendre une nouvelle piste.
Et les heures passent et la nuit tombe et la journée se termine sans que la solution au problème ne soit trouvée. La fin de la nouvelle m'a glacée, car elle sous-entend qu'il n'y a PAS de solution. Et que, pour une seule jeune fille qui trouve son bonheur dans la ville de Beijing, des centaines, des milliers se feront avoir, seront payées une misère, auront de graves problèmes de santé (le plus souvent dus à leur travail), donneront tout ce qu'elles pourront pour nourrir leur famille et ne garderont rien pour elles…
Je vois ça comme une dénonciation : dans les pays pauvres ou en voie de développement, la ville vend ses charmes, fait miroiter des promesses d'avenir radieux et d'argent facile, et nombreux sont ceux qui la rejoignent dans l'espoir d'améliorer leur vie. Ils auraient mieux fait de rester dans leur campagne… Combien est grande la misère des villes ! Combien sont isolés les désargentés, les laissés-pour-compte ! Cela donne tout son sens à cette phrase : « Je ne me sens vraiment seul que dans la foule. »
Déprimant, donc, mais très réaliste. C'est un récit social au même titre que ceux de
Zola ou d'Hugo, et il appartient à ce qu'on appelle la « littérature des cicatrices » (littérature qui critique le régime de Mao Zedong et remet en question la société chinoise).
La deuxième nouvelle, elle, est peut-être à l'opposé de la première. le personnage principal (dont on ne connaît pas le nom) est une femme aisée et mûre ; non plus une jeune fille naïve et démunie. Cette histoire est axée sur le passé, et non sur l'avenir (c'est pour sauver son futur que Caimei cherche désespérément à rassembler tout l'argent qu'elle peut). Par ailleurs, le personnage principal ne va plus chercher à agir, à influencer son environnement pour se tirer d'un mauvais pas, mais se laissera porter (d'une part, par le mouvement de la voiture, et d'autre part, par ses pensées).
Cette femme a tout pour être heureuse : une vie confortable, de l'argent facile, un mari américain qui l'aime, une gentille belle-famille, deux enfants bien élevés… Mais quelque chose, un élément infime, à priori sans importance, va lui faire remettre en question sa vie et ses choix : elle est sûre que son chauffeur est l'homme qu'elle a aimé vingt ans plus tôt. S'en suit tout un panel de pensées chaotiques : des souvenirs, premièrement, des questions, en second (et si j'étais restée avec lui, qui serais-je aujourd'hui ? Aurais-je été plus heureuse ?), et des doutes en dernier (que dois-je faire ? Dois-je lui parler ? Dois-je lui dire que je l'ai reconnu ? Lui, m'a-t-il reconnue ? S'est-il marié ?).
Plongés dans son intériorité, nous voyons que l'argent est loin d'avoir fait son bonheur. Issue d'une famille bourgeoise, elle a dû quitter ses proches lors de la Révolution culturelle afin de connaître une dure vie de labeur à la campagne. le moment le plus marquant de sa vie, c'était sa rencontre avec Lui, pendant cette Révolution, dans une porcherie. Ce qui était censé être la pire période de sa vie et la plus misérable était en fait sa meilleure. La plus riche, la plus intense.
Elle a pleuré quand sa mère est venue la tirer de ce trou boueux. Elle a cherché cet homme, par la suite, mais les choses n'étaient plus comme avant. Elle a dû continuer à vivre, rencontrer son futur mari et se ranger dans une vie insipide. Sa belle-famille est fade, le sexe est sans goût, et elle fantasme sur cette merveilleuse première fois qu'elle a eue avec le jeune porcher.
Et maintenant qu'elle le voit ; maintenant qu'il lui suffirait d'un signe pour quitter cette vie qui l'enferme et retourner avec lui, elle est incapable de dire quoi que ce soit, de faire le moindre geste. Et intérieurement, elle pleure, s'enrage de sa tétanie. Elle ne peut effacer vingt ans de mariage, elle ne peut ignorer ses enfants. Au mépris de son propre bonheur, elle restera cloitrée dans cette prison dorée.
C'est terrible, de ne pas oser. C'est affreux, d'avoir des regrets. Cette femme-là restera hantée jusqu'à la fin de ses jours par son manque de courage.
Ces deux Nouvelles sont poignantes. Les personnages sonnent remarquablement juste et je respecte
Liu Xinwu pour avoir su décrypter si bien la psychologie féminine (pas forcément évident, pour un homme^^). Je ne dirais pas que j'ai passé un moment agréable à lire ce livre. C'était dur et sombre, et triste. Mais ce n'était pas le but. le principal, c'est que c'était bien écrit, et intense.