Du fantastique de terroir agrémenté d'une double enquête : l'officielle et puis celle, discrète, parmi des cercles plus secrets. Une petite romance en arrière-plan ajoute à l'agrément de ce récit.
Juste après un spectacle ayant eu lieu au château d'Alleuze, Jeanne, l'une des danseuses – voire même la meilleure d'entre elles – disparaît. Au bout de quelque temps, la gendarmerie abandonne l'enquête, faute de pistes à suivre. Viviane, son amie, ne peut se résoudre à l'accepter sans rien faire. Aidée de quelques amis, elle cherche à comprendre ce qui a pu lui arriver.
Comme elle le dit elle-même, Martine se régale à écrire ce roman. Elle développe son intrigue dans des lieux et des milieux qu'elle connaît bien, où les personnages sont tous de ses amis : les étendues sauvages du Cézallier, la danse trad' renouvelée par des chorégraphies créatives, l'Histoire, notamment celle du château et de la région d'Alleuze avec le terrifiant Bernard de Garlan et enfin l'occultisme (alchimie, astrologie, magie, divination) ou encore le fantastique. C'est au confluent de ces domaines chers à son coeur que Martine va mener le lecteur de droite et de gauche, le nez à terre comme un chien truffier, l'égarer à plaisir pour finalement le laisser lui-même faire jouer les clés qu'elle lui donne dans les serrures correspondantes.
Tout autant que son écriture châtiée, très XIXe, j'aime beaucoup la façon dont Martine construit son histoire, de façon à laisser constamment des brumes planer sur les indices qui ne sont jamais franchement décisifs. Sans cesse déconcerté, on ne lâche pas le livre jusqu'à la fin et même là, on se pose encore des questions. C'est le propre d'un bon roman – particulièrement dans le genre fantastique – que de laisser des zones d'ombre que le lecteur pourra interpréter comme il l'entend. CB
Chronique parue dans Gandahar 32 de juin 2022
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Il y avait de la brume, une brume mouvante qui semblait s'alimenter de la présence du lac pour jouer avec les variations thermiques de l'air. Ces changements provoquaient des illusions dans les formes et on n'était sûr de sa vision qu'à l'approche, lorsqu'un détail se révélait et prenait une importance particulière à être appréhendé avec certitude. La vallée semblait ainsi n'avoir pas de limites à son étendue et y descendre suggérait de plonger dans un monde incertain. Au-dessus, la masse fantomatique du donjon n'apparaissait que pour se voiler un instant plus tard, immatériel et presque inconcevable. J'aurais pu éprouver de l'appréhension à me diriger ainsi sans repères mais il me venait un curieux sentiment d'allègement. A m'enfoncer dans l'isolement de la brume, laissant derrière moi les contraintes qui m'attendaient sous la lumière crue du matin levant, je me dissolvais dans une irresponsabilité bienheureuse, ma seule inquiétude étant de ne pas retrouver Jeanne. Je tentai de l'appeler mais ma voix ne portait pas, comme absorbée par l'environnement ouaté. Son timbre me parut presque incongru et je n'insistai pas, continuant d'avancer. Pour me heurter à un grand mur que je ne reconnus pas. Pourtant, une enceinte de cette taille ne devait pas passer inaperçue !
Chapitre I : Jeanne
« -Pastorèl delai l’aiga, venetz en deçai… »
Pastorèl (répertoire de Marie-Jeanne Besseyrot)
Le bruit du ruisseau était actif et allègre, seule expression de vie dans l’immobilité sombre du ravin que n’atteignait pas la lumière vibrante de cette belle journée d’automne. « On l’entend toujours, surtout la nuit… » Viviane soupira : la voix de Jeanne lui revenait, avec ce timbre particulier qui reflétait son enthousiasme, et dans nul autre endroit son amie n’avait été plus passionnée.
Les lieux semblaient bien différents à cette période, rendus à une solitude dont ils avaient fait leur norme depuis des siècles. La montagne unissait ses vallées en une grisaille aux tons de tapisserie fanée, flancs couverts de genêts moutonnants, vert usé comme du velours râpé qu’égratignaient à peine les rochers feutrés de lichens. Végétation complice d’une impression intemporelle où seuls les rehauts flamboyants des cerisiers sauvages trahissaient l’avancée de la saison.
Hiératique sur son piédestal, le château s’accordait au paysage, pierres indissociables de la roche dont il pouvait être issu. L’émergence de son identité l’en distinguait pourtant : une présence forte, faite de patience, de garde et, peut-être, d’attente… armée des secrets que lui conférait l’aura de l’Histoire.
Viviane le comparait à un guetteur dont elle aurait aimé décrypter l’hermétique veille. Il avait forcément assisté, lui, à ce qui était arrivé à Jeanne… un détail au cours de sa longue existence.
Sinon, pour ton autre question, qu'est-ce que j'ai ressenti en jouant le rôle du Garlan pendant "Le Dit d'Alleuze" ? Eh bien, au risque de te décevoir, un rôle comme celui du Garlan ne laissait que peu de place à une identification au personnage. Je ne crois pas que l'on peut dire que j'étais "habité", non ! La sortie sur le mur du cimetière, par exemple, imposait le contrôle de nombreux paramètres. Debout sur un mur d'une trentaine de centimètres, parfois glissant et humide, ébloui par un projecteur arasant, noyé dans une fumée épaisse qui empêche de voir même ses pieds, vêtu d'un costume d'une vingtaine de kilos, le comédien se dit : Attention, au top, c'est parti. OK, contact, micro... je suis à vue... fais gaffe où tu mets les pieds mon pote. Ah ! il a encore réglé son projo trop bas, j'en prends plein la gueule, je vais finir par me la casser ! Attention à la cinquième dalle qui est branlante. C'est quoi qu'on entend là ? Aie ! mon souffle dans le micro. Arrête de respirer, crétin, on croirait un train à vapeur. Bon, où je dois m'arrêter, moi ? Je ne vois pas le repère avec sa lumière. C'est pas vrai, Jack, demain c'est toi qui fais le Garlan ! Pourvu que je n'fasse pas de pain de texte... Ils sont nombreux ce soir, ils ont encore explosé la jauge... Pourvu que le fouet claque bien, pourvu que je ne prenne pas un retour de mèche dans la tronche. C'est quoi qui me tire, là ? Chiotte, je marche sur ma cape, elle est mal attachée. C'est pas vrai ! Marianne, demain, c'est toi qui fais le Garlan... Bon, je crois que c'est là... Attention, le fouet : "shclac" ! Oui, super ! Encore un : "shclac" ! Ah, ah ! Là, ils sont bluffés. Vas-y Garlan, t'es le meilleur ! Fais-leur voir ce que tu sais faire. Attention au texte... pourvu que je n'aie pas de trou... Pourquoi je fais ce métier, moi ?... Attention, texte, go : « Moi qui suis tronqué de nobles proportions, difforme, inachevé, dépêché avant terme, si boiteux et si laid... » C'est marrant, on dirait du Shakespeare... Falstaff, peut-être ?...
Voilà, Viviane, ce qui se passe dans la tête du comédien, debout, tout seul, sur le mur du cimetière d'Alleuze face à six cents personnes... Mais dans le corps par contre, dans le corps, c'est une autre histoire.
Son esprit vagabonde à travers siècles et lieux, rencontre des personnages connus qui nourrissent son introspection, sans jamais la délivrer de cette angoissante question : qu’est-il arrivé à Jeanne ?
(Extrait de la préface de Pierre Chassang, historien)
Lorsqu'elle se mettait à danser sa séduction se transcendait, délivrant la vision d'une grâce innée, d'une classe naturelle. Dans cette discipline précise des danses traditionnelles, Jeanne avait su libérer son corps de toutes contraintes, virevoltant et ondulant avec une sensualité, une légèreté fascinante.
Vidéo relative à "Le choix d'Esteban".