Les éditions Charleston ont eu la bonne idée de publier le premier roman de
Min Jin Lee à la suite du succès de «
Pachinko », son second roman devenu best-seller international. Si ce premier succès se concentrait sur l'immigration d'une famille coréenne au Japon, ce sujet est également le motif de fond de «
La famille Han », mais dans un cadre différent, peut-être plus directement personnel, puisqu'on va principalement suivre l'évolution de Casey Han, une jeune femme qui, diplômée de Princeton, va chercher l'orientation à donner à sa vie, dans une certaine douleur.
Car Casey est écartelée entre ses envies de jeune adulte américaine ambitieuse et snob sortant d'une université de l'Ivy League – gagner le plus d'argent possible et tout claquer dans des vêtements de luxe, mais sans pour autant s'en donner réellement les moyens – et la stricte éducation coréenne reçue de ses parents – obéir à ses aînés et réussir pour s'élever socialement –, ce qui a tendance à l'étouffer et à la pousser à la rébellion, dépensant en cela une énergie folle. Qui est-elle ? Que veut-elle ? Elle ne le sait pas vraiment… Même si elle est persuadée que si elle veut réussir, ce sera à sa façon, et seule, refusant à tout prix la solidarité que son réseau amical et universitaire pourrait lui apporter. C'est ainsi qu'au début du roman, Casey répond une fois de trop à son père et se fait virer de chez elle. Comment fera-t-elle pour s'en sortir ?
Min Jin Lee y répond en plus de 860 pages et si, quand on ouvre ce pavé, on se sent au même stade que Casey, soit partir de zéro, il se dévore plus que facilement. On suit ainsi cette fière jeune femme avancer dans sa vie en faisant des choix, plus ou moins bons, qui réussiront en tout cas à la faire évoluer et gagner en maturité. On suit également le parcours de son amie Ella Shim, à qui semble tout réussir : elle est jeune, elle est belle et d'une gentillesse à tout épreuve, et elle semble prête à réussir à sa vie en se fiançant à Ted Kim, un golden boy, lui aussi d'origine coréenne, qui brasse déjà des millions de dollars à moins de trente ans. Mais le parcours d'Ella sera-t-il plus facile, malgré les apparences ?
Les éditions Charleston présentent ce roman sur sa quatrième de couverture (ceux qui m'ont déjà lue savent ce que je pense de celles-ci…) comme s'inspirant des romans victoriens. Si dans un premier cela m'a un peu surprise parce qu'on n'est pas dans du Dickens, au final on s'y retrouve assez puisque «
La famille Han » est clairement un roman d'apprentissage, celui-ci se faisant à la dure, aucun personnage n'échappant aux difficultés (Casey, en se cherchant, approfondit ses dettes et ne peut s'empêcher de tourner en rond ; Unu, son compagnon, dégringole dans l'échelle sociale en passant de trader à chômeur ; Ted Kim perd le respect de sa famille en connaissant les affres de la passion, Leah, la mère de Casey, transgresse une tradition de sa communauté et le paye au prix fort…) digne des meilleurs romans moralistes du xixe siècle. S'esquisse ainsi une certaine critique de la société américaine typique des années Clinton, marquée par la réussite économique et cette quête du succès à la sauce « Loup de Wall Street » qui peut vite écraser, du fait de préceptes à la positivité assez oppressante (du type « sky is the limit »…). Comment y faire face quand on baigne en outre dans une culture différente, ici asiatique, mais pas moins dénuée de pression ? Comment ne pas céder à une certaine schizophrénie, incarnée ici par une Casey en apnée, handicapée par la volonté de s'affranchir des conventions imposées par sa communauté (trouver un bon fiancé coréen à épouser, témoigner du respect dû à ses parents) tout en essayant de s'y adapter, mais à sa façon ?
J'ai beaucoup aimé ce roman, aimé ses personnages nuancés et ambigus, et me suis attachée à Casey malgré une personnalité qui ne plaira pas à tout le monde. Sa ténacité (ou son entêtement, au choix) à faire face à toutes sortes de situations désagréables pour se trouver est admirable.
Min Jin Lee réussit un premier roman maîtrisé, fruit d'un effort qu'elle décrit dans un avant-propos dédié à son apprentissage passionnant, et qui me fait soupçonner qu'elle a mis beaucoup d'elle-même (ou en tout cas de son parcours) dans son héroïne.