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EAN : 9782081270930
448 pages
Flammarion (04/09/2013)
3.83/5   48 notes
Résumé :
Venise à la fin du xvie siècle. Le Tintoret, peintre volcanique, anticonformiste et plein d’ambition, s’est battu par tous les moyens pour asseoir sa réputation. à l’approche de la mort, il s’interroge sur son existence en tant qu’artiste et sa vie familiale mouvementée.

Au cœur de ses pensées se trouve sa fille illégitime adorée, qui a appris la musique et la peinture à ses côtés : Marietta, l’incarnation de ses rêves et son œuvre la plus réussie. <... >Voir plus
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Voilà un livre d'une Sérénissime poésie, dans lequel les mots, les phrases se posent délicatement dans le sillage d'une gondole laissant un remous imperceptible dans l'onde provoquée, sur la lagune au temps
Une onde picturale et littéraire à la fois qui atteint l'inconscient du lecteur pour y laisser une marque aussi imperceptible que l'est le trait du pinceau sur la toile, que l'est la brume qui nimbe les canaux. Comme une persistance insidieuse mais tellement prégnante.

Ce qui rend l'oeuvre de Melania Mazzucco unique et précieuse, c'est une capacité narrative remarquable, combinée à une capacité considérable de pénétration psychologique de ses personnages et liée à un important travail de recherche documentaire, mené dans la ville et dans les archives de l'État, des paroisses et du Patriarcat, dans le but de reconstituer la biographie de Jacomo Robusti, dit Tintoretto,
Mais aussi une partie, certainement la moins connue de sa vie sa fille Marietta et les autres membres de la famille Robusti, afin de les libérer du silence qui les avait engloutis.
Comme elle nous le raconte dans la postface de l'édition italienne de 2021, l'auteure préfère « les excentriques, les éloignés de la culture officielle ou dominante, (...) les figures oubliées, qui avaient pourtant joui d'une certaine notoriété en leur temps ».

Tant de beauté, enfin, ne peut être qu'un rythme de soleil et de nuit, d'ombre et de lumière.
D'ombres et de lumières il en est question sous la magnifique plume de Melania Mazzucco...

Certaines images surgissent de l'ombre avec une mystérieuse synchronie au moment opportun, et viennent à la rencontre de nos pensées, elles les épousent et souvent les éclairent. Elles sont nichées depuis des lustres dans un recoin obscur, attendant l'occasion juste pour se donner à nous, et tout à coup nous les avons sous les yeux qui coïncident point pour point avec la question qui à cette seconde nous obsède : ou peut-être finalement est-ce nous, comme le prétendait Jung, qui allons puiser dans notre inconscient.
Ce fut le cas pour moi, la convergence de la couverture de cet ouvrage depuis longtemps sur les rayonnages de ma bibliothèque, couverture de l'édition française et italienne, qui ont fait resurgir l'image de cette maison Fondamenta dei Mori, 3399 et l'image, ou plutôt les peintures de l'Église de la Madonna dell'Orto. Et qui m'a poussé dans les bras de l'ange....
La persistance des choses et des lieux que nous avons
aimés me donne l'illusion qu'en eux aussi persistera une part de nous.

"Je ne prétends pas qu'on me comprenne, chacun de nous est sa propre énigme. Je ne livrerai pas le mystère de mes actions, de mes vices, de mes dons. Je ne veux pas me justifier, encore moins être absous, d'ailleurs je ne le pourrais pas : vivre fut déjà une faute impardonnable. Je désire me souvenir, rien de plus, et ainsi vivre encore et faire revivre. Je ne te cacherai rien, pas plus qu'à moi-même."
(Non pretendo di essere capito, ognuno di noi è l'enigma di se stesso. Mi tengo il mistero delle mie azioni, dei miei vizi, delle mie doti. Non voglio giustificarmi e nemmeno essere assolto - né potrei, aver vissuto è già una colpa imperdonabile. Voglio solo ricordare - e ricordando vivere e far vivere ancora. Non ti tacerò niente - né lo tacerò a me stesso.)

C'est avec ces mots que Jacomo Robusti, ouvre un long monologue dans lequel, à la fin de son existence, il se confesse à Dieu.
La reconstitution des événements de la vie de l'artiste, racontés par lui-même, le créateur face au Créateur. Une poétique mise en abyme....

17 mai 1594 - 31 mai 1594, voilà les quinze derniers jours de cette vie, les quinze derniers jours passés en proie à la fièvre et attendant que sa fille bien-aimée, transformée en ange, l'emmène avec elle.
Il n'a pas l'intention de demander grâce ou pardon, il a seulement l'intention de raconter les événements les plus importants. de son existence et révéler les secrets qu'il a cachés à tous ses proches. le parfum de l'encens se mélange à celui de la résine de pin, du bois d'aloès et de la myrrhe brûlant dans les torches et, en silence, refusant les mots aux vivants qui l'entourent.
Dans son délire, il se souvient d'une visite dans une église vénitienne. C'est celle de la Madonna dell'Orto à Cannaregio, le lieu où il a laissé une empreinte de lui-même dans chaque coin, dans chaque chapelle, sur chaque mur, comme on le fait dans un livre de mémoires, dans un journal intime.
" Tous les matins, je me rends à la Madonna dell'Orto. Je trouve asile dans cette église, qui est aussi mon musée : pas une chapelle, un mur, un recoin où je n'aie laissé une page de ma vie. J'y ai écrit mon histoire comme dans un livre. [...] Je suis venu dans cette église tous les jours pendant presque trente ans. Pourtant, j'ai brièvement hésité dans la nef vide, égaré. La mémoire de ce qui m'est proche dans le temps est aussi brouillée que le souvenir d'un rêve. le passé me semble plus proche que mon propre présent. "

Puis viendra son éternelle rivalité entretenue, ou non, avec Titien. Fruit de ceux surtout qui ont voulus les opposer :
" le temps passant, les éloges devenaient caustiques, on doutait de mes capacités effectives, de mon caractère, de mon style, bref de moi. J'étais suspect. Comme un criminel gardé à vue, voué tôt ou tard à commettre l'erreur qui le perdra. La marée du succès refluait, m'abandonnant telle une algue morte sur le rivage. Je compris alors que Venise pouvait me tuer. J'envisageai de fuir, de chercher par le vaste monde – en Italie, en Europe, ailleurs – la patrie digne de moi. Je ne pouvais pas être celui que Venise voulait. J'étais moi, je ne pouvais changer. Au contraire, je devais me trouver, et me trouver tout seul. Mais Venise est la ville que j'ai toujours aimée. Et toujours haïe. Venise était mon ennemie et mon destin. Chacun a son champ de bataille, Venise était le mien. "

Mais le maître lui-même livrera ses propres sentiments :

" Titien est immense. Si des noms survivent à ce siècle, le sien en sera. Raphaël, Michel-Ange, Titien, peut-être un autre. J'aurais voulu être cet autre, et si ce n'est pas le cas, Seigneur, permets que je ne le sache jamais. Je lui dois tout, y compris le désir de devenir peintre. Enfant, j'aurais
désiré par-dessus tout qu'il m'admette dans son atelier, et je tremblais d'émotion le jour où j'en franchis le seuil. J'eus aussitôt peur en croisant ses yeux. Ils étaient limpides, bleu clair, glaçants. D'emblée Titien me détesta. Il flaira
mon ambition, moi son pouvoir. Il cherchait un élève, je me cherchais moi-même. Et voilà qu'il était mort. Enfin aurais-je pu dire, mais la disparition de mon ennemi ne me procura ni soulagement ni réconfort. "

Et puis il y a Venise, sa Venise - pour laquelle iI a peint " L'Enlèvement du corps de saint Marc " et " le Paradis " dans la Salle du Grand Conseil du Palais des Doges - , sur laquelle l'auteure pose des mots au travers du regard du peintre
" Peur que ma maison et ma famille ne soient que le reflet d'un désir, une image dans le miroir. Comme la Venise trompeuse qui tremble à la surface de l'eau et se disloque au vent. Une Venise sans existence qui vous apprend le doute, qui vous révèle la précarité des apparences, la précarité de tout. Alors je me surprenais à m'arrêter sur le pont dei Mori, à quelques pas de chez moi, le coeur battant la chamade, pour regarder anxieusement ma maison et la maison reflétée dans l'eau, en me demandant si l'une des deux au moins était réelle. Et si elle durerait. "

Cette Venise sombre également que l'auteure nous dépeint, sans mauvais jeu de mots, à merveille. La ville livrée à la peste :
" Mais un remède incertain était préférable à un mal certain. Les médecins ne comprenaient pas les causes de ce mal sans nom qui se propageait en ville depuis des mois : la volonté divine, l'influence néfaste des astres dans une conjonction défavorable, la sécheresse de l'année précédente qui avait tari les humeurs liquides du corps, l'empoisonnement des puits envahis d'eau salée pendant la dernière acqua alta, la corruption de l'air ou une piqûre d'insecte. Pour finir, tout ce qu'ils savaient faire était nous répéter ce que nous disaient déjà les prêtres : priez. "

Et au moment de rejoindre son ange, le peintre posera un regard sur son oeuvre :
" Si demain on m'oublie, mon oeuvre aura eu un sens au moins pour une personne et il n'aura pas été vain de la créer. Si j'ai donné de la dignité à sa vie, il a donné un sens à la mienne. Mais je lui ai expliqué qu'il se trompe, seul Dieu est éternel, les tableaux ne le sont pas. La peinture s'abîme, ainsi que la toile qui en est le support. Les couleurs se fanent, se fendillent, se ternissent et finissent par disparaître. Et puis il y a toujours le feu, un tremblement de terre, une inondation, l'incurie des hommes ou simplement le temps. Les tableaux sont vivants et tout ce qui est vivant est voué à la mort. "

Nous avons bien des fois rêvé d'un lieu enchanté où troquer trois jours gris et moroses de notre automne contre une journée de printemps. La vie n'a malheureusement que faire de ce genre de marchandage, chacun a le présent qu'il a et demain est un paquet scellé. Pourtant dans l'univers parallèle des livres, sur l'étoile vaporeuse de la lecture, ce commerce quelquefois est possible. Et j'ai troqué des moments de lecture sublime contre une attente comblée...
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Au crépuscule de sa vie, un peintre se souvient et règle ses comptes avec Dieu.

Dans la lignée de nombreuses ouvrages de vulgarisation sur des peintres célèbres, j'ai accepté sans me poser de questions, l'approche romanesque de la vie du Tintoret, icône parmi d'autres De La Renaissance italienne, racontée par une spécialiste de l'artiste, également auteur d'une biographie en 2009.

Découvrir ou redécouvrir un peintre par l'imagination d'un auteur est beaucoup plus accessible que des ouvrages érudits, moins ludiques. le roman entraine la curiosité du lecteur pour une époque, pour un mode vie, et pour les oeuvres picturales décrites, que l'on cherche souvent sur Internet pour se les approprier.

La Venise éternelle du XVIème siècle, entre splendeurs des ors, fange, épidémies et misère noire du petit peuple, contexte politique et social, bouillonnement artistique, est la toile de fond de ce destin individuel et familial hors du commun, dont le talent nous a offert des merveilles en cadeau de postérité.

L'auteur a l'imagination fertile pour nous rendre vivants des personnages denses et complexes, des vies d'artistes, faites de travail et de rivalités, pour gagner reconnaissance sociale et aisance financière. Il y a là un véritable souffle romanesque, truculent et teinté d'humour, une passionnante mise en scène historique, et une plume très évocatrice.
La légèreté du roman se double d'une réflexion sur la création artistique, sur la croyance religieuse, sur l'éducation des enfants et sur le statut de la femme De La Renaissance.

Le Tintoret, homme tonitruant et passionné, est magnifiquement vivant dans les églises et les scuole vénitiennes mais sa fille illégitime Marietta a disparu de notre mémoire collective. A travers un amour filial ambigu, elle fut son ange, "son étincelle", son inspiration et son bonheur de père, une artiste reconnue de son temps mais oubliée, dont il ne nous reste aucun portrait.

Un beau roman, documenté et fort bien écrit pour un hommage posthume.

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Vivre à Venise à l'époque de Titien et du Tintoret, au XVIème siècle, quand la Sérenissime était une république, et enjolivait ses palais, ses scuola et ses églises des tableaux des Maitres, c'est le rêve de tout amoureux de la peinture italienne.
Et qu'imaginer de mieux qu'une spécialiste de ce fameux Tintoret pour nous faire revivre cette merveilleuse époque.
Merveilleuse , c'est la jolie face du tableau, celle qui trône accrochée avec faste et honneurs par quelques princes ou évéques, car l'envers du décor est tout autre.
D'abord, Venise au XVIème siècle est en compétition avec les autres villes italiennes et en guerre avec les turcs, les épidémies de peste ravagent la population impuissante et frappent indifféremment à toutes les portes .
Et puis, on pénètre dans l'intimité des ateliers des artistes et ce n'est pas forcément ce que l'on imagine, le Maitre qui est entouré de ses élèves et de ses apprentis, règne souvent en despote et finalement beaucoup de toiles sont peintes à sa façon mais pas par lui ...Ce qui, ma foi, n'est pas vraiment un scoop !
Mélania G Mazzuco nous raconte donc la vie du Tintoret, ses débuts, sa difficile ascension, et surtout son histoire intime, son amour quasi fusionnel aux relents incestueux avec sa fille illégitime, Marietta, peintre également sous le nom de la Tintoretta , ses relations tendues ou inexistantes avec ses autres enfants: ses fils sont dès leur plus jeune âge employés comme apprentis dans son atelier et ses filles partent au couvent pour absoudre les péchés de leur père et ce qui lui épargne de pourvoir à leur dot.
Sa vanité et son orgueil sont immenses il se compare à un soleil avec ses enfants planètes gravitant autour de lui et se représente en Dieu .
Bref, c'est un personnage antipathique .
J'ai trouvé ce roman beaucoup trop long, la narration des relations père-fille devient vite pesante, voir agaçante et pour ceux qui veulent vraiment connaitre l'histoire de Venise et de ses peintres à cette époque , un goût de trop peu.
Une remarque aux Editions Flammarion: la représentation de l'ange en couverture est magnifique mais je n'ai pas trouvé à quelle oeuvre elle appartenait et même si elle avait été peinte par le Tintoret ou sa fille.

Je remercie Babelio et les Éditions Flammarion .

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Belle découverte! Une plume majestueuse, exquise que j'ai eu à déguster avec un enthousiasme modéré, au point que je me suis complètement éloignée de l'aspect historique du livre, afin de me laisser embarquer entièrement dans l'univers de Tintoret.... Un univers que l'autrice aborde et construit suivant les états d'âme du personnage qui est au crépuscule de sa vie, à présent il n'a qu'un seul devoir à accomplir: dialoguer avec Dieu, le prendre à témoin pour tous les efforts qu'il a fait pour demeurer un homme parfait mais que les circonstances ont plus d'une fois proclamé sa déchéance. L'histoire n'est pas linéaire, tout se construit dans l'esprit de ce personnage illustre du XVIe Siècle. Ses souvenirs surgissent de façon débridée et Melania G. Mazzucco nous les fait vivre avec beaucoup d'émotion. L'atmosphère est sombre, lourde comme les nuages d'un orage qui se prépare mais seul l'amour vient apporter la lumière. Eh oui, Tintoret a eu deux amours: la peinture et Marietta, sa fille aînée...
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Le Tintoret- 16eme siècle- deuxième renaissance... et puis : Venise. Il aura peint, vécu, aimé Venise. Il était peintre avant que d'être amant, disciple , père ou époux. Il aura peint dans Venise, en Venise, par Venise. Il peignait vite, et pour certains il peignait trop. Il peignait même pour rien. Et certains le lui reprocheront. Amoureux des dessins de Michel Ange, il n'aura pas eu le plaisir de parler au Maître, il aimait les couleurs de Titien , Titien redoutait le génie de son élève.
Il n'avait pas d'amis peintres. Il était musicien. Il était pourchasseur de lumière, pourfendeur de profondeur. Il travaillait d'après maquette de cire. Il contemplait la course du soleil. Il connaissait le passage des ombres, la profondeur des jours, et l'apesanteur des corps. Exigeant, colérique, ambitieux, intransigeant, il aimait sa fille Marietta, la Tintoretta. Marietta Robusti.L'enfant qui le suivra partout dans Venise. L'enfant qu'il travestira en garçon afin qu'elle puisse entrer partout y compris au palais des Doges. Elle était née du peintre, et elle avait la même veine. La même passion les unissait. Une passion terrible, à la limite d'une relation qu'aurait pu tolérer la Sérénissime. Mais il était peintre et c'est à son art qu'il la sacrifia. Les peintures du Tintoret rappelle le trait de Michel Ange et ce n'est pas pour rien. Les corps se tordent, explorent, implorent, convulsent presque. A la limite extrême, à la tension ultime, de ce que le corps peut supporter pour atteindre la lumière.

Astrid Shriqui Garain
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Citations et extraits (41) Voir plus Ajouter une citation
Peu importe ce qui restera de moi, quelles anecdotes mes élèves raconteront à mes biographes, si l’un d’eux saura me reconnaître ou me confondra avec l’artiste qu’il croit vouloir être. C’est l’hameçon qui choisit le poisson, on ne pêche pas une baleine avec une mouche. Dans le récit d’une vie sont tissés éloges et aveuglements, et l’essentiel se perd entre les mailles larges de la mémoire.
C’est un tissu de secrets, censures, enjolivures, omissions, inventions et mensonges, et la vie vécue ne l’est pas moins. Je sais maintenant qu’il est totalement inutile de vouloir étouffer les rumeurs, corriger les opinions, rétablir la vérité : c’est battre vent. Mais je l’ai compris trop tard. Ma vraie vie se trouve là où tout le monde peut la voir, dans les
églises, les maisons, les façades, les palais des souverains, à la Scuola di San Rocco.
Quiconque me cherchera me trouvera là.
Mais elle, où est-elle ?
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Exitus

La nuit est tombée. Le rideau est tiré, on a dû allumer, je perçois l’odeur de fumée et de cire, mais pas une lueur ne m’arrive de la clarté qui m’entoure. Les ténèbres ont englouti mon corps. J’ai beau savoir que je suis allongé, je ne me rencontre pas, j’ai beau sentir ma main, je ne la trouve pas. Je me suis perdu. Si tu es là, je ne te vois pas. Quelqu’un bouge dans la pièce, je capte ses gestes et jusqu’aux vibrations de sa pensée. Mais je sais que ce n’est pas toi. M’entends-tu ? Car c’est à toi que je m'adresse. Je t’ai appelé et t’appelle encore. Viens, je ne veux pas parler tout seul.

Je ne dors plus. Quinze jours ont passé depuis la dernière fois que le sommeil m’a visité, me transportant au pays où ce qui est perdu reste présent et où le futur est déjà accompli. J’ai commencé par ne plus rêver, je sombrais dans mes nuits comme une pierre dans un puits sans fond, puis j’ai cessé de dormir. Tout ce que j’ai vécu chatoie dans l’obscurité. Mes yeux pourtant se perdent dans le vide terrifiant qui aspire chaque chose. Tout est éteint, mais je suis encore cloué ici, seul avec ce que moi seul sais et garde en mémoire. Et que j’emporte avec moi.

(INCIPIT)
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On était fin mai, peut-être le même jour qu’aujourd’hui où j’évoque ces souvenirs : je ne sais pas, je ne me suis jamais soucié de connaître ma position dans le temps. Je ne me souviens même pas de ma date de naissance. Ce qui compte, ce n’est pas où j’étais ni où je suis, mais où je serai dans cent, trois cents ans. Si je ne suis nulle part, j’aurai vécu une existence inutile et stérile de caillou. Le scandale en nous n’est pas la mort, mais l’éternité. Le vent balayait la lagune, notre reflet se fragmentait sur l’eau comme dans un miroir brisé. La gondole avait la même couleur menaçante et brillante qu’une carapace de scarabée. Tout devenait livide, et le ciel semblait se refermer sur nous. Mais je n’avais décelé aucun présage.
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Aujourd’hui, on vous traîne au tribunal pour une phrase de travers, et si vous êtes peintre, pour un personnage de travers, c’est-à-dire un personnage qui n’apparaît pas dans les Écritures, fait quelque chose dont elles ne parlent pas ou le fait autrement. L’imagination elle-même est sous les verrous. Je ne me souviens pas très bien de tous ces débats, qui avaient peut-être à voir avec la théologie, mais peut-être aussi simplement avec le sens de la vie. Et je ne veux pas m’en souvenir, car mon Église les a condamnés
et je me suis incliné : nous avons brûlé tous les livres qui en rapportaient l’écho.
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Car l'art n'imite pas la nature, il la crée. La vérité et la beauté ne résident pas dans les choses, ni dans le monde, mais au fond de nous, dans cette partie cachée qu'on ne connaîtra jamais, mais à laquelle il faut laisser libre court. Peindre, peindre vraiment, pas pour satisfaire un client ni pour gagner son pain, c'est comme rêver. Tout est semblable au monde là-dehors, presque identique, mais sans l'être. C'est dans ce glissement que se trouvent la vérité et la beauté, ainsi que le sens de toute recherche et de toute représentation. Il faut réussir à rêver ses souvenirs. Voilà ce que signifie créer.
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