L'écrivain argentin livre un roman tumultueux et hors norme centré sur le rêve.
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C’est que certaines chansons – quand on les entend pour la première fois – agissent comme des photographies : elles captent à jamais un instant, le révèlent et le fixent grâce aux liquides de l’épiphanie, de sorte que dès qu’on les réentendra, on reviendra vers ce moment définitif. Encore et toujours. Chacun a la sienne : cette chanson qui fonctionne à la manière d’une clé dans la serrure de la porte de sa vie * (non le trou de la serrure, mais l’endroit contre lequel on plaque l’oreille quand y glisser un œil ne sert à rien), et on y retourne régulièrement. L’écouter, c’est plus que se remémorer. La réécouter permet en quelque sorte de suspendre les lois incontournables et tyranniques du temps : ce qui avant s’écoulait ralentit soudain son cours et s’arrête pour… Écouter cette chanson-là équivaut, comprend-il tout à coup, à rêver éveillé.
Être un excrivain, ce n’est pas seulement ne plus être, mais c’est en quelque sorte n’avoir jamais été : contrairement à toute autre activité où le travail accompli perdure, cesser d’écrire équivaut à perdre sa condition, sa race et son espèce et aussi un pouvoir pas forcément super. Restent les livres, l’œuvre, certes. Mais ils sont derrière, chaque fois plus éloignés de sa propre vie, comme s’ils étaient déjà impersonnels. Car si le mystérieux mécanisme ne se reproduit pas cycliquement dans l’instant (au moment le plus intime et le plus indescriptible du métier, dans l’acte même d’écrire), tous les écrits du passé se mettent à nier leur auteur. À changer de trottoir quand ils le voient s’approcher, parlant seul et décrivant des « s » flous alors qu’il devrait faire des « z » hallucinogènes.
La femme de ses rêves, c’est Elle.
Dès qu’Elle apparaît dans ses rêves (ses rêves endormis, veut-il dire), il se réveille, arrive à s’arracher au sommeil, s’oblige à ce qu’il en soit ainsi. Au prix d’un entraînement long et pénible, semblable à celui d’un athlète olympique, ou plutôt d’un athlète onirique. Se réveiller – dès qu’Elle apparaît –, c’est parvenir au but en interrompant sa course, en songeant : « Je ne vais jamais te connaître, mais je t’aimerai quand même », ou quelque chose comme ça. La garantie que ce qui a été interrompu deviendra un constant (to be continued…) qui lui permettra à coup sûr de rêver d’Elle, de se réveiller quand il la verra et…
Elle représente ainsi la fin de ses rêves endormis pour que ses rêves éveillés puissent commencer.
...le rêve comme purge et grand éliminateur des « résidus cellulaires » du cerveau ; le sommeil en tant qu’élément fondamental pour fixer les connaissances et la mémoire.
Mais ne nous abusons pas et évitons de rêver : personne n’était sûr de savoir à quoi servaient les rêves. Peut-être que leur fonction ultime et véritable, songeait-il en l’écoutant, consiste à se demander sans jamais se répondre à quoi ils servent et comment ils fonctionnent. Mystère. Peut-être que, de ce constant questionnement sur quelque chose d’invisible à nos yeux parce que nous dormons, des histoires, des paysages, des livres, des tableaux, des guerres et des amours surgissent de ce côté-ci afin que nous restions toujours éveillés, alertes et rêveurs.
Les rêves sont les empreintes digitales du cerveau.
Les rêves sont la pupille de l’inconscient.
Les rêves sont le lobe de l’oreille de l’ADN.
Il se l’est déjà dit, il s’en est déjà parlé en dormant : il n’est pas deux rêves qui soient pareils. Par conséquent – et bien que des motifs classiques se répètent très souvent, des greatest hits, encore une fois, comme se précipiter depuis les hauteurs, marcher nu dans la rue, perdre ses dents en public –, si tant est que les rêves aient une signification, il n’est pas deux rêves qui puissent signifier la même chose d’une même personne. De même que – en fonction des lecteurs – il n’est pas deux David Copperfield, deux Martin Eden, deux Dick Diver ou deux Hugh Person identiques.
Rodrigo Fresans'entretient avec Sylvain Bourmeau à l'occasion de la parution de son roman "Le fond du ciel" (Le Seuil), l'un des 30 livres de la rentrée littéraire Mediapart 2010.