... Elle est enfin la rose des vents, qui sert encore à s’orienter, au-delà du naufrage possible. Librement, sauvagement effeuillée :
frei,
entdeckerisch,
blühte die Windrose ab, blätterte
ab, em Weltmeer
blühte zuhauf and zutag, im Schwarzlicht
der Wildsteuerstriche […]
libre,
à la découverte,
la rose des vents s’épuisa en fleurs, s’effeuilla,
un océan
fleurit en masse et au jour, dans la lumière noire
de la déroute du gouvernail affolé [...]
(Die Silbe Schmerz / Les syllabes douleur)
Le verbe « abblühen », difficile à traduire, indique que la rose fleurit jusqu’à se défaire. C’est là son suprême accomplissement : il n’est pas du destin d’une rose de durer, mais plutôt de s’effeuiller, dans le vertige sans fin du don. (…) Le trajet du livre est bien un mouvement universalisant. La « rose » est passée de « Personne » à « personne » où « personne » trouve la possibilité qui l’égale à « tous ». (…) Au bout du livre, la rose se défait : plus de destin juif qui se sépare du destin moderne de l’homme.
Si la « rose » est un don, « personne » est son destinataire. (…) Le même mouvement entraîne la rose, dans « un tourbillon de métaphores, vers l’accomplissement de son destin, et le poème vers l’Interlocuteur providentiel...rose des vents : ce mouvement orienté que l’écriture produit, Celan le nomme « souffle » ou « direction » (Le Méridien).
Traduction et Postface de Martine Broda, pp. 184-185.
ARBRES-AUX-LUEURS
Un mot,
pour lequel j’ai bien voulu te perdre :
le mot
jamais.
Il y avait,
de temps en temps tu le savais aussi,
il y avait
une liberté.
Nous nagions.
Sais-tu encore, que je chantais ?
Avec l’arbre-aux-lueurs, le gouvernail.
Nous nagions.
Sais-tu encore, que tu nageais ?
Ouverte tu étais devant moi,
tu étais, étais
devant moi,
devant l’a-
vancée de mon âme
Je nageais pour nous deux. Je ne nageais pas.
L’arbre-aux-lueurs nageait.
Nageait-il ? Il y avait
une mare autour. Il y avait l’étang sans fin.
Noir et sans fin, suspendu,
Suspendu, en aval du monde.
Sais-tu encore, que je chantais ?
Cette —
O cette dérive.
Jamais. Aval du monde. Je ne chantais pas. Ouverte
tu étais devant moi, devant
l’âme en voyage.
pp. 52-53
toi qu'au fond des temps,
dans le Rien d'une nuit,
j'ai dans la Non-nuit ren-
contrée, toi
Non-toi –
...
et parfois, quand
il n'y avait plus que le Rien entre nous,
nous nous trouvions
l'un l'autre tout à fait.
'RADIX, MATRIX', extrait, p. 63
& 'TANT D'ÉTOILES' / 'Soviel Gestirne', extrait, p. 21
LES SYLLABES DOULEUR
Il s'offrait à Toi dans ta main :
un Tu, sans mort,
auprès duquel tout le Je revenait à soi. Autour
circulaient des voix sans mots, des formes vides, tout
passait en elles, mêlé,
démêlé,
et à nouveau
mêlé.
Et des nombres étaient
tissés dans
l'innombrable. Un, mille, et ce qui
devant, derrière,
était plus grand que soi, plus petit, mené
à terme, puis dans une métamorphose
à rebours et suivie,
transformé en un
jamais germinant.
De l'oublié harponna
du bientôt-oublié, parties du monde, parties du coeur
nageaient,
sombraient et nageaient. Colomb,
le colchique
dans l'oeil, hors-temps, la fleur-
mère,
massacra mâts et voiles. Tout prit le large,
libre,
à la découverte,
la rose des vents s'épuisa en fleurs, s'effeuilla,
un océan
fleurit en masse et au jour, dans la lumière noire
de la déroute du gouvernail affolé. Dans des cercueils,
des urnes, des canopes,
s'éveillaient les petits enfants
Jaspe, Agathe, Améthyste - peuples,
tribus et familles, un aveugle
Soit-il
se noua dans
le cordage libre
à tête de serpent -: un
noeud
(contre-noeud, anti-noeud, non-noeud, jumeau et multiple
noeud), auquel
la couvée aux yeux de nuit-carême
des étoiles-martre dans l'abîme
ép-, ép-, é-
pelait.
S’il venait,
venait un homme,
venait un homme au monde, aujourd’hui, avec
la barbe de clarté
des patriarches : il devrait,
s’il parlait de ce
temps, il
devrait
bégayer seulement, bégayer,
toutoutoujours
bégayer.
Chaque mois, un grand nom de la littérature contemporaine est invité par la BnF, le Centre national du livre et France Culture à parler de sa pratique de l'écriture. L'écrivain Stefan Hertmans est à l'honneur de cette nouvelle séance.
Rencontre animée par Cécile Bidault, productrice chez France Culture
QUI EST STEFAN HERTMANS ?
Stefan Hertmans, né à Gand en 1951, a publié plusieurs recueils de poésie, des essais et des romans. Son oeuvre poétique a été récompensée par le prix triennal de la Communauté flamande. Son roman Guerre et Térébenthine, traduit dans vingt-quatre langues, a été nommé pour le Man Booker International Prize. Il a publié tous ses romans aux éditions Gallimard, dont Une ascension en janvier 2022. Dans la collection « Arcades » paraît également en mai 2022 Poétique du silence, un volume regroupant quatre essais de Stefan Hertmans sur la modernité poétique dans ses rapports au langage et au mutisme, concentré de ses réflexions sur les oeuvres de Hölderlin, de Paul Celan et De W.G. Sebald notamment.
En savoir plus sur les masterclasses littéraires : https://www.bnf.fr/fr/agenda/masterclasses-en-lisant-en-ecrivant
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