Lu dans le cadre de l'opération Masse critique.
Ce livre est une somme, fruit d'une vaste érudition et de longues années de lectures : la bibliographie des ouvrages cités ou mentionnés fait 45 pages. Historien, l'auteur suit un plan chronologico-thématique, pour retracer l'irruption puis la disparition de l'intellectuel prophétique en France, entre 1944 et 1989, sachant que ce premier tome s'achève avant mai 1968. le propos est en général très clair ; j'ai trouvé les pages sur l'existentialisme lumineuses, mais il est vrai que j'avais étudié en terminale ce courant philosophique. Il est bien sûr beaucoup question de
Sartre, figure emblématique de l'intellectuel engagé, dont la photographie illustre la couverture, de Simone de Beauvoir, éminente grâce au Deuxième sexe, ouvrage précurseur, mais aussi par exemple de
François Mauriac, dont je ne soupçonnais pas qu'il fût à ce point important dans le débat public (et l'auteur m'a donné envie de lire le Bloc-notes), d'
Aragon, au faîte de son influence au sortir de la Seconde guerre mondiale, et de Camus. J'ai été particulièrement intéressé par la première partie de ce tome 1, quand l'histoire semble encore avoir un sens avant la désillusion de 1956, qui voit la révélation des crimes de Staline et la répression par les troupes soviétiques de la révolution hongroise.
J'ai été un peu moins sensible à la seconde partie, marquée par le structuralisme sous toutes ses formes, incarnées par
Claude Lévi-Strauss,
Roland Barthes,
Louis Althusser,
Jacques Lacan,
Michel Foucault et
Jacques Derrida. C'est la première fois que je lisais quelque chose de consistant à ce sujet, et le propos m'a parfois paru abstrus (j'avoue que de prime abord je n'ai pas compris "L'être de soi-même échappe irréductiblement à l'étant, au monde, à la conscience.") J'ai pensé à un moment à la satire du structuralisme qui fait l'objet d'une scène d'un roman de
Michel Rio, la Mort (une enquête de Francis Malone), qui laisse entendre l'imposture derrière la posture scientifique.
François Dosse mentionne les critiques de
Jean-François Revel à l'encontre de Barthes,
Lévi-Strauss et autres structuralistes.
Je signale l'utilité de l'index des noms propres, très pratique pour retrouver ce qui a été dit de tel ou tel ; y ajouter les revues aurait été intéressant.
Globalement, l'ouvrage est remarquable, et je lirai le second tome.
Il est peu probable que l'auteur, universitaire bardé de titres qui a publié de nombreux livres, prenne connaissance de ma modeste notule, mais je ferai néanmoins quelques remarques :
- une coquille page 58 : "un donné objective" ;
- page 67, "la légitimité du pouvoir se trouvant à Vichy" : c'est le point de vue des doctrinaires du maréchal Pétain ; au contraire, niant la légalité du régime de Vichy,
De Gaulle affirme incarner la légalité républicaine et donc la légitimité depuis le 18 juin 1940 (source : https://www.charles-de-gaulle.org/lhomme/dossiers-thematiques/refonder-la-republique/lordonnance-9-aout-1944/) ;
- page 94, il est dit que "le partage du monde en 1945 entre les deux Grands ne lui [le PCF] laisse aucun d'espoir d'occuper un jour le pouvoir en France" ; il existait un partage effectif du monde en deux blocs, mais aucun accord formel sur la sphère d'influence de chacun, et page 183 l'auteur souligne lui-même qu'on craignait la prise de pouvoir à l'Ouest là où le PC était fort, en France et en Italie ;
- page 259 l'auteur mentionne que Mauriac inaugure son Bloc-notes à La Table ronde, avant de le transporter à
L Express ; page 292, il est dit que ce dernier accueille Mauriac "après la rupture de celui-ci avec
Le Figaro", et page 347 "Mauriac revient d'où il était parti et transporte de nouveau son "Bloc-notes" au Figaro" : Mauriac a sans nul doute écrit dans
Le Figaro avant de devenir éditorialiste à
L Express, mais sauf erreur ce n'était pas encore le Bloc-notes, passé directement de la Table ronde à l'hebdomadaire de
Jean-Jacques Servan-Schreiber et
Françoise Giroud ;
- page 335, Waldeck Rochet est donné comme secrétaire général du PCF en 1958, mais à cette date c'est encore
Maurice Thorez ;
- page 449, "au Congo belge, l'actuel Zaïre" : le Zaîre est aujourd'hui redevenu la république démocratique du Congo ;
- page 561 : "la revue dirigée [par qui, il manque un nom] prend clairement le parti d'
Althusser" ;
- page 747, note 56 : Pierre Drieu la Rochelle est donné comme un des signataires d'un manifeste au sujet de la guerre d'Algérie : est-ce un homonyme de l'écrivain mort suicidé le 15 mars 1945 ?
Il me reste à remercier Babelio et les éditions Gallimard de m'avoir offert ce livre.