Voilà un
roman réjouissant qui s'affranchit des codes littéraires traditionnels, joue avec les limites spatio-temporelles, s'amuse à déstabiliser le lecteur tout en offrant à celui-ci une construction savamment orchestrée.
Les premières pages nous projettent dans ce qui ressemble à la Russie du XIXe avec le médecin scrupuleux investi de la mission de soigner un village frappé par une terrible épidémie, le moujik naturellement bon et dévoué chargé de conduire le médecin dans cette contrée lointaine à bord de sa trottinette, les chevaux qui piaffent, l'immensité neigeuse…sauf que la trottinette s'avère être tractée par cinquante mini chevaux « pas plus hauts qu'une perdrix »,la Noire transforme les malades en zombies, les habitants disposent de la radio à hologrammes...
Fort de ces invraisemblances, le récit s'engage progressivement sur le chemin de l'étrange. On s'aventure presque à tâtons dans un périple qui n'offre ni route, ni village humain, ni perspective d'avenir rassurante, balayé par
la tourmente neigeuse qui offre peu de répit aux voyageurs mais aussi par quelques rencontres saugrenues, illuminées.
La route se révèle sans fin ni limite tant les obstacles qui se dressent devant cette équipée sont nombreux. On devine une Russie chaotique chaque fois que les voyageurs s'égarent dans la plaine. le médecin atteindra-t-il le village frappé par cette épidémie venant de Bolivie ? Rien n'est moins sur, chaque page insufflant un air insaisissable, une atmosphère mystérieuse voire angoissante.
Mais une chose est certaine : Vladimir Sorokin maitrise l'art de la manipulation. Dans un style ciselé, acerbe, subtil, il égare le lecteur dans la trame narrative du
roman en instillant savamment une dimension surréaliste, fantaisiste que l'on interprète, si on se réfère à la tradition russe, comme satirique.
C'est donc un
roman absurde, onirique, cynique, merveilleux mais qui sème le doute quant à l'interprétation qui pourrait en être faite. Si on se raccroche à la rhétorique russe_ l'allégorie pour dénoncer le régime politique_ tenter de percevoir une critique dans
La Tourmente n'est pas chose évidente. La route qui mène nulle part serait-ce celle empruntée par la Russie actuelle qui fonce aveuglément sans savoir où elle va ?
Quelle que soit la portée que chacun veut lui prêter, ce
roman est jubilatoire : l'auteur a le talent pour recréer et s'approprier les univers des grands
romans russes et les détourner à sa guise en y insérant du fantastique. C'est totalement imprévisible et témoigne d'une liberté folle et rafraichissante.