Un homme à cheval avançait vers nous. Tête basse, le chapeau enfoncé jusqu'au nez, la cape toute durcie et blanchie autour de son corps, les mains gantées sur les rênes, il laissait faire le cheval qui avançait par bonds saccadés, provoquant le jaillissement de nuages de poudre scintillante. L'homme, tel un pantin sur un cheval, me fit songer à semblable petit jouet de bois que Noël gardait encore dans sa chambre, et je me mis à trembler. Le cocher jeta encore plus ardemment de vives pelletées de neige, se creusant un petit chemin encaissé jusqu'au cavalier qui avançait toujours,dodelinant de la tête. Noël et le cocher avaient cessé de crier, j'avais la gorge nouée de peur. Nous avions déjà compris.
L'homme était mort. Mort de froid. Gelé. Je fis un signe de croix, puis passai à nouveau mes deux bras autour de l'encolure du cheval, sa sueur grasse et durcie fondit au contact de ma joue. Il me sembla que c'était le seul morceau de moi-même encore vivant.
Quand, peut-être au bout de l'an plus tard, la cuisinière du château vint sur ordre de sa maîtresse demander une servante, c'est fort naturellement que ma mère me proposa, sans même évoquer mes soeurs, pourtant plus âgées. Occupée à la soupe, le ventre gros d'un nouvel enfant dont je ne sus jamais rien, elle m'ordonna de faire mon baluchon. Le coeur pris dans un étau de joie, je m'exécutai, quittai la masure sans un regard, sans un mot d'adieu ni de ma mère ni de mes soeurs, mes frères étant sans doute aux champs avec le père. Je ne me retournai pas, occupée à trottiner auprès de la cuisinière qui, malgré ses allures d'ogresse puant le graillon, se croyait trop supérieure pour seulement m'adresser quelques mots. Pour la première fois de ma vie, je passai le saut-de-loup, la grille, et longeai le potager avant d'entrer dans la cuisine. Je reconnus l'abbé Raulin, sommeillant au soleil sur le banc, entre les poiriers en espalier et les roses trémières, son bréviaire tombé à ses pieds. Dans la cuisine, on me mit devant une montagne de légumes, de pêches et de poires à éplucher et, sans un mot, je commençai mon ouvrage.
Vidéo de Marie-Martine Muller