Kim Jong-Il est mort trop un an tôt pour pouvoir le lire, puisque «
La vie volée de Jun Do», roman dont il est l'un des principaux personnages, est paru en 2012, et en septembre 2014 en français (traduction
Antoine Cazé, Éditions de l'Olivier).
Mais le héros de ce livre n'est pas le Cher Dirigeant mais Jun Do, un John Doe de Corée du Nord dont la vie est volée dès l'enfance avec la disparition de sa mère cantatrice, une enfance passée dans l'orphelinat "Lendemains Infinis" dont son père est le Directeur. Son père ne peut se permettre la moindre trace de favoritisme, Pak Jun Do est donc élevé comme les autres orphelins et sa vie ne vaut rien. Dès quatorze ans il rejoint l'armée un rat de tunnel, un soldat entraîné au combat dans l'obscurité totale. Il est ensuite envoyé en expédition pour kidnapper des citoyens japonais pour le compte du régime, puis en mission dans le fond de la cale d'un chalutier de pêche, le Junma, afin d'y espionner les communications étrangères.
Au cours de ces mésaventures qui font sans doute dévier ses convictions intimes et croître son humanité, ce qui n'est que suggéré dans cette première partie du roman intitulée «Biographie de Jun Do», un titre sur lequel on reviendra peut-être à la fin du livre en se demandant par qui et pour qui cette biographie a été écrite, Jun Do réussit à échapper à la famine, au froid mortel et aux chausse-trappes monstrueux du régime, et même à être reconnu comme héros de la nation, jusqu'à l'échec d'une mission en Amérique pour le Cher Dirigeant.
Dans la deuxième partie, une année plus tard, le régime a laissé Jun Do sauver sa peau et devenir un autre, sans mesurer qui il est vraiment devenu intérieurement.
«Là d'où nous venons, lui rappela-t-il, les histoires sont purement factuelles. Si l'Etat déclare qu'un paysan est un musicien virtuose, alors tout le monde ferait mieux de l'appeler maestro. Et en secret, il serait bien avisé de commencer à prendre des leçons de piano. Pour nous, l'histoire est plus importante que l'individu. Si un homme et son histoire ne s'accordent pas bien, c'est l'homme qu'il faut changer.»
La narration éclate alors en plusieurs voix, la propagande du régime et l'histoire officielle diffusée par la radio, que tout citoyen doit écouter en permanence, la voix d'un inquisiteur qui torture et interroge les prisonniers pour que rien de leur biographie n'échappe au régime, et enfin les souvenirs de Jun Do, de ses compagnons de route, de sa détention et de son amour pour Sun Moon, l'actrice la plus populaire de Corée du Nord.
«En prison, quand les pierres lui broyaient les phalanges ou qu'un coup de trique s'abattait sur sa nuque, il essayait de se transporter sur le pont du «Junma», doucement bercé par le roulis. Quand les aiguilles électriques du froid lui transperçaient les doigts, il tentait de se lover au creux de l'aria chantée par la diva, d'entrer dans sa voix même. Il s'efforçait de s'envelopper dans le jaune vif de la robe appartenant à la femme du deuxième second ou de rabattre la courtepointe américaine en capuchon sur sa tête, mais rien de tout cela ne marchait vraiment. Ce fut seulement après avoir vu le film avec Sun Moon qu'il put enfin disposer d'une réserve – elle le protégeait de tout.»
Extrêmement ambitieux et très impressionnant, «
La vie volée de Jun Do» réussit le tour de force de construire un roman, fiction et dystopie pour le lecteur occidental, tout en étant totalement fondé sur ce qu'Adam Johnson a pu recueillir comme informations et apprendre lui-même, lors d'une unique visite en Corée du Nord. Il réussit à évoquer la vie quotidienne et l'intimité impossible des hommes de ce pays, à ne jamais tomber dans la caricature manichéenne, à dire la noirceur et l'horreur insoutenable des orphelinats, des famines, des camps de prisonnier et de la torture, tout en maniant un humour né de situations qui nous semblent totalement absurdes. Il réussit enfin avec Jun Do à construire un héros magnifique, qui s'est construit seul et dans le noir total.
«Et bien qu'il n'eût jamais su ce qui était arrivé au maître de l'orphelinat, Jun Do sentait que son père n'était plus de ce monde. Pour combattre dans l'obscurité totale, ce n'était pas différent : il fallait percevoir son adversaire, sentir sa présence et ne jamais se servir de son imagination. Les ténèbres au fond de votre crâne sont un puits que votre imagination emplit de récits sans aucun rapport avec la véritable obscurité régnant autour de vous.»