Une somme dense et originale, en tout cas fine et passionnante, comme souvent avec
Tristan Garcia. L'esprit de cette somme est à première vue assez similaire à celle de ce qui était selon moi son ouvrage majeur, à savoir Forme et objet : on y voit une tentative de penser les choses en « égalité » à la limite du n'importe-quoi sans y tomber, c'est-à-dire sans tomber dans l'indétermination intégrale tout en laissant pourtant être ce qui peut être, et cela sans les considérations d'une métaphysique particulière que l'on reconstruira par la suite et qui consistera davantage à choisir et à trier. Toutefois, l'approche et l'objectif divergent, puisqu'il ne s'agit pas tant de partir d'une « ontologie plate » avant une « intensification » que d'entrer dans une « catabase », c'est-à-dire dans une plongée vers le possible ontologique, avant d'entrer dans une reconstruction métaphysique de la puissance (une « anabase »). Il faut d'ailleurs bien comprendre que, pour Garcia, il ne s'agit pas de tout laisser être effectivement, au risque d'une impossibilité, mais de laisser être ce qui peut l'être, avant de rendre puissant ces possibilités dans une métaphysique de la formation des êtres. Il faut donc bien comprendre que puissance et possibilité s'opposent ici : la puissance est un pouvoir de traitement des possibles, c'est-à-dire qu'une forte puissance limite fatalement les possibilités en général tandis que les possibilités limitent la puissance – celui qui est possiblement charpentier et professeur et qui demeure dans cette pure possibilité termine par n'être ni l'un ni l'autre. L'objectif est de trouver un « commun distinct ». Qu'est-ce qu'un commun distinct ? Ce n'est évidemment pas une entité si commune qu'elle en perd sa distinction, ce n'est évidemment pas une entité si distincte qu'elle en perd son caractère de commun : il s'agit de pouvoir distinguer du commun, en prenant les possibilités une à une, en allant au minimum de détermination – de trouver ce qui commun en restant encore distinct. Il ne s'agit donc pas, dans un premier temps, de choisir le meilleur commun distinct, qui est le propre d'une métaphysique « irénique » à reconstruire ensuite (et qui cherche, selon les critères assignés, le modèle le plus puissant), mais le commun distinct tel qu'il est en ontologie « superlative ».
On note qu'énormément d'auteurs sont cités, parfois trop (au risque de la superficialité). Ce sont essentiellement des auteurs contemporains et modernes, ainsi que des philosophes analytiques. On note quelques répétitions et quelques tâtonnement sans pour autant noter de la confusion argumentative. le style est donc aussi relâché que le contenu est fin et rigoureux. La structure générale du livre est très pertinente.
Le livre s'organise en plusieurs parties
Introduction.
On y voit que la métaphysique est un discours irénique et multiple tandis que l'ontologie est un discours radical, dogmatique et superlatif. Il faut alors voir les chose en entonnoir, dans lequel on doit cesser le processus de recherche juste avant le n'importe-quoi : toutes les métaphysiques doivent se baser sur une ontologie commune, qui n'est rien d'autre que la recherche du commun distinct, avant de rechercher le meilleur commun distinct, de manière pluraliste et en fonction de ce que l'on recherche à comprendre (identité ? Processus ? Formation?)
Livre I : Laisser être
Il s'agit ici de « laisser être », c'est-à-dire de laisser se concevoir les possibles jusqu'à la limite, jusqu'au minimum de détermination qu'a besoin l'être : on y laisse les possibles se manifester un par un, dans toute leur possibilité (il est nécessaire de les laisser se concevoir un par un, comme cela est indiqué dans le livre II, car un est le minimum et car le possible « se soustrait au compte »). Il ne s'agit donc pas de trouver l'être le plus imposant mais de trouver l'être minimal.
- La perception, qui est une rencontre de proche en proche entre deux êtres, comprend aussi la pensée, qui est perception des variations ontologiques de ce qu'il y a. Cette perception inverse son objet tout en augmentant pourtant le monde.
- Il s'agit de défendre la « libéralité », qui n'est confondue avec l'idéologie politique libérale (qui est au contraire critiquée), mais ce qui est « l'état minimal de l'être »
- le minimum est commun en tant que minimum, distinct en tant qu'il est encore un être juste avant le non-être (en dessous du minimum) et égal
Livre II : Catabase
Il s'agit de s'enfoncer, de descendre, vers ce possible. Pour cela, on passe par plusieurs « stations ».
Il faut néanmoins d'abord comprendre que l'indétermination totale est impossible : un être déterminé à être indéterminé est déjà minimalement déterminé, tandis qu'un indéterminé à être indéterminé implique déjà un devoir-être-indéterminé. A la frontière de cette indétermination, la catabase devra s'arrêter.
Les stations sont respectivement : le nihilisme (qui en demande trop à l'être), la théorie critique (qui met tout son condition), le substantialisme (moins contraignant mais oublieux de sa production), le nominalisme (qui n'arrive pas à se stabiliser entre le substantialisme et la matérialisme), le matérialisme (encore moins contraignant mais risquant de retomber dans le substantialisme), le réalisme (encore moins contraignant en tant que le réel est fin de la représentation), le réalisme des possibles, la station des modes de l'être (on y découvre qu'il ne peut pas il y avoir moins qu'un être).
Livre III : Némésis :
On y voit les contradictions de toute ontologie trop libérale. La pensée libérale et la pensée autoritaire sont renvoyées dos à dos.
Livre IV : Anabase :
Là, il s'agit de passer du possible à la puissance, il s'agit d'une remontée à la surface, de recompositions métaphysiques. Il faut rendre puissant les possibles, les lier, à les intégrer dans une métaphysique du meilleur commun distinct. La catabase restera toujours à disposition en cas de besoin. Il s'agit de mettre en opposition deux métaphysiques :
- La métaphysique du résultat, qui est en fait la métaphysique de l'identité. Elle est dite métaphysique du résultat car elle ne prend pas en compte le processus d'identification entre le sujet et son attribut : pourtant, pour opérer, elle doit bien les distinguer, bien qu'une telle distinction se fasse en vertu du résultat seulement (x=x, c'est déjà instaurer deux x qui s'identifient).
- La métaphysique du processus, qui est plus moderne et qui agit de manière tout à fait contraire. Pourtant, on risque à chaque moment la confusion.
Face à cela, Garcia opposera une métaphysique de la formation : les frontières des êtres sont des puissances de distinction, qui ne sont ni complètement intégrées dans l'espace (métaphysique du processus, dans laquelle il n'y qu'un processus) ni complètement exclues de l'espace (métaphysique du résultat, dans laquelle la frontière n'est qu'une espèce de ligne nulle), mais qui oscillent entre une conception du résultat et une conception du processus.
Livre V : Rendre puissant
Il s'agit de se donner moyens de représentation d'être égaux mais distincts. Plusieurs cas sont traités. Les passages sur la vie sont très intéressants. Des sujets actuels sont indirectement traités. On sent ici, comme tout au long de l'ouvrage, les opinions politiques de l'auteur.
On peut cependant se demander : quel problème veut vraiment traiter l'auteur ? Une telle pensée revient, au fond, à de l'esthétisme. le problème semble manquer, au profit d'une recherche de théorie déconnectée de tout enjeu. Pourquoi un tel laisser-être, pourquoi un tel rendre-puissant ?
Tristan Garcia ne veut rien de transcendantal. Il ne veut pas un possible reconduit par une structure apriorique. Il veut laisser être les choses mêmes en tant qu'elles sont choses. Or s'en contenter, c'est contempler. Mais il faut voir l'enjeu. Laisser être, voilà certes une posture réaliste qui a la particularité de penser le possible. Mais comment ne pas voir que ce possible révèle, par sa propre étance, une structure de l'étance en général, c'est-à-dire une structure apriorique ? Pourquoi ne pas régresser jusqu'à un plan transcendantal susceptible de montrer les enjeux obscurcis par cette simple étance demeurée ininterrogée comme possibilité même ? En un mot, pourquoi s'en contenter, pourquoi ne pas en apercevoir des fondements ? Pour ma part, c'est un enjeu phénoménologique que je vois. L'esthétisme de l'auteur se tient, mais n'interdit rien. Et c'est d'ailleurs cela même qu'il veut