Ce jour-là fut la journée-des-nuages.
Nous grimpions une pente éblouissante qui soudain fléchit sous nos pas et mourut dans une apothéose d'azur et de blancheur. Nous sûmes seulement que nous avions cessé de monter parce que nous commencions à descendre, mais le sommet lui-même demeura invisible.
Je m'arrêtai. La corde détendue replia mollement sur elle-même trois anneaux silencieux. Trois piolets vinrent en vibrant se ficher côte à côte, et, culbutant leur charge avec de gros soupirs de délivrance, trois garçons se laissèrent choir à leur tour, étirèrent voluptueusement leurs membres sur la neige dure et lisse, miraculeuse oasis d'horizontalité au milieu de ces abîmes et de ces hérissements.
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Il pleut. Il pleut. Il pleut. Des lambeaux de coton remontent à grande vitesse le large courant du fleuve de glace où nous trébuchons parmi les blocs glissants et les mamelons vert bouteille. La pluie frappe de plein fouet le visage ruisselant, colle aux genoux le pantalon de gros drap, tandis que les feutres trempés dégorgent agréablement les gouttières sur les épaules et dans le cou. Ce sont les situations intermédiaires qui sont les plus détestables, mais à partir d'un certain stade d'humidification et quand le bain total s'est révélé définitivement obligatoire, on recouvre une admirable sérénité d'esprit et l'on patauge au hasard des lieux avec le superbe mépris de Gulliver franchissant les océans de Lilliput.
Au Montenvers, nous somme rincés à fond. Mieux vaut poursuivre la descente à pied, plutôt que d'attendre un funiculaire problématique. Nous dévalons alors dans le brouillard et la forêt luisante d'eau. Personne d'autre qu'un écureuil fort crotté, et tout en bas, dans un pré, une petite fille nattée sous un immense parapluie rouge, qui monte bravement la garde auprès d'une vache à la clarine mélancolique.
Je ne sais pas si les gens heureux n'ont pas de chemise. Mais à coup sûr ils sont dépourvus de montre. Et notre civilisation périra d'un excès de montres : il n'en faut plus douter.
Au fait... Quelle heure est-il ?
Naturellement, Alain n'en a pas la moindre idée. Ce garçon n'a aucune tête et laisse régulièrement son chronomètre dans la vallée.
Amis ! Emportez toujours une montre. Les barbares seuls n'ont pas de montre. Je n'ai pas bonne opinion d'un homme sans montre. Un homme sans montre ne mérite aucun crédit.
Nous finissons par apprendre qu'il est midi. Il pleut toujours. Nous déjeunons. Il pleut encore. Alors nous plions bagage et mettons le cap sur la vallée.
Samivel
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SAMIVEL : l'origine de son pseudonyme ; ses débuts de dessinateur, d'
illustrateur de
livres pour enfants et d'écrivain ; ses intentions dans son livre "L'Oeil émerveillé" ; ses études ; remarques sur la beauté ; son goût pour la
montagne ; pourquoi il habite la
province ; ses
voyages : Groënland, Islande, Egypte, ses conférences pour "Connaissance du monde" ; son
recueil de nouvelles...