Une lecture qui m'a beaucoup marquée, avec une plume toujours maîtrisée, des personnages captivants dont on se souvient même après avoir tourner la page. Une plongée dans le monde contemporain avec des yeux réalistes mais aussi érotiques, et artistiques, qui offrent une note supplémentaire à notre palette de couleurs.
Le registre reste le même, mais par moment, grâce à la plume de l'auteur, on passe dans un registre presque surréaliste quand les personnages se mettent à ressentir de manière très intense chaque mot, chaque nouvelle expérience. Ce qui m'a aidée à m'attacher au personnage d'Antoni et d'Ancan notamment.
Enfin bre...Une magnifique découverte qui est passer à un tout petit pas du coup de coeur. Un voyage brute, fascinant, et captivant du départ jusqu'au point d'arrivée. Une citation qui résume parfaitement ce roman à mes yeux : "nous sommes ce que nous lisons, ce que nous écrivons."
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Antoni, narrateur et auteur, fait la rencontre d'Anca, street artist. Ils partent faire un road movie à la rencontre de l'écrivain, Tomas Emin. Pour subvenir à leur besoin, ils font parvenir leurs productions au Cabinet des investigations littéraires.
Ce roman déroutant, exigeant, imbrique les fictions les unes dans les autres. L'écriture fluide aide le lecteur qui pourrait baisser les bras devant ce roman moderne, presque surréaliste. Il faut persévérer pour apprécier cette esthétique du chaos.
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Après avoir erré deux bonnes heures, je passe devant le Strand Bookshop et circule entre les piles de livres d'occasion qui côtoient les livres neufs. Dédales infinis d'un labyrinthe où Pynchon me sourit. Bleeding Edge. J'achète quelques livres sur les motels et Nabokov. Dans les rayons d'occasions, je tombe sur la section Vampires, Zombies et consort. Je feuillète quelques livres, couvertures colorées des années cinquante avec pin-up à la poitrine digne d'émoustiller camionneurs, écrivains et collectionneurs. Je parcours quelques textes. La plupart du temps, des histoires de collège, de beuveries, de parties défoncées, de fellations alcoolisées oubliées dans les brunes mornes du petit matin. J'achète un Laura Kasishke dont j'avais aimé A Suspicious River, curieux de voir comment elle aborde les revenants. Un livre dont le titre m'intrigue et me plaît : "J'ai toujours voulu écrire une histoire de vampire." L'auteur m'est inconnue, elle a trente-deux ans, c'est son premier roman : Norma Arikian. Un poème des Fleurs du Mal cité en exergue en flamme ma curiosité :
La fontaine de sang
Il me semble parfois que mon sang coule à flots,
Ainsi qu'une fontaine aux rythmiques sanglots.
Je l'entends bien qui coule avec un long murmure,
Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure.
A travers la cité, comme dans un champ clos,
Il s'en va, transformant les pavés en îlots,
Désaltérant la soif de chaque créature,
Et partout colorant en rouge la nature.
J'ai demandé souvent à des vins capiteux
D'endormir pour un jour la terreur qui me mine ;
Le vin rend l’œil plus clair et l'oreille plus fine !
J'ai cherché dans l'amour un sommeil oublieux ;
Mais l'amour n'est pour moi qu'un matelas d'aiguilles
Fait pour donner à boire à ces cruelles filles !
Je lis la première phrase : "Le rossignol m'a fait découvrir le monde des ténèbres." J'achète.
Anca sort d’une forêt. Elle traverse un champ de blé. Quelques nuages s’effilochent dans le ciel d’améthyste.
Anca traverse un endroit où les blés sont versés. Elle s’arrête, se couche, regarde le ciel.
Anca : nuages, lune, soleil, étoiles filantes, fusées, poussière cosmique, fragments de planètes désintégrées, avions, mouches, guêpes, abeilles, flèches, balles, obus, champignons atomiques, grêlons, pluie, neige, papillons, oiseaux, corps, pierres de lune, astéroïdes, mirages, divinités, fientes, éclairs, tonnerre, pisse, crachats, projectiles, rêves, chapeaux (elle lance le sien), lunettes, T-shirt, chaussures, chaussettes, jean, slip (elle lance chaque objet après s’en être défait).
Anca se met à courir dans les blés et continue son énumération en criant chaque mot : parachutes, palmiers, maisons, voitures, Anca, stop, ponts, tornades, vide, bleu, rouge, gris, jaune soufré, malachite, marron, fruits, glands, châtaignes, sperme d’oiseau, carburant d’avion, pollution, pollens, feuilles, fleurs, moustiques, chants, rhombe, musique, cris, bruissements du blé, couleur liquide, drapeaux, hommes volants, têtes de girafes, cosmonautes, satellites, bouteilles, avions de papier, suicidés, pensées.
Anca, à bout de souffle, surgit sur une route en bordure du champ. Debout, les jambes légèrement écartées, elle pisse sur l’asphalte.
Antoni et Anca ont déserté les autoroutes, ils sillonnent l'Arkansas. S'arrêtent dans les bars déglingués où les lettres Coors, en rouge, se détachent sur le profil d'une montagne blanche, descendent des bières sous le regard méfiant des autochtones à la nuque brûlée par le soleil. Ça sent le mâle, le silence, la répétition incessante du mouvement du bras qui porte la bière et le whiskey aux lèvres sèches. De temps en temps, une serveuse comme sur les publicités-lubricité et Dieu qui surveille tout ça du haut des châteaux d'eau et des silos à grain. Les granges des petites fermes misérables. Les vaches ou les chevaux. La musique country.
Lorsque je repose le livre, il fait nuit, j’ai froid, je tremble. Je remonte dans la chambre où Anca s’est endormie couchée sur le ventre. La lumière orangée qui filtre à travers le tissu poussiéreux de l’abat-jour découpe les formes de son corps, ses épaules, ses omoplates, sa colonne vertébrale entourée de longs muscles – une vallée. Je me déshabille, me couche contre elle, respire son parfum vanillé, sa nuque, ses cheveux. Son corps commence à onduler, je suis pris par sa houle. Elle presse ses fesses contre mon sexe. J’embrasse ses lobes merveilleux, j’insinue ma langue entre les deux monts qu’on pourrait aussi appeler de Vénus. Je savoure l’ourlet de son anus qui a un goût de curcuma et de jasmin, puis je glisse jusqu’à sa vulve délicieusement ouverte, chaude, rosée de lune sous ma langue. Nous faisons longtemps l’amour avec une lenteur délicieuse, deux vagues qui se chevauchent sans fin.
Une pratique zen m'a été précieuse : observer une chose sans la nommer, sans la décrire et sans la comparer. Étrange pour un écrivain, mais un baume sur le coeur du réel qui est la seule chose que je désire atteindre. Un ouvrier obéit à la matière, un écrivain n'a pas besoin de décrire, le lecteur sent par l'alchimie les émotions éprouvées par l'auteur même à travers la description d'un arbre. Dire peu, c'est laisser le champ libre à ce qui n'est pas écrit pour atteindre la manifestation. Les ellipses elles-mêmes sont chargées de cette magie. Un livre vaut autant par la qualité de ses silences que par celle de son écriture. C'est le substrat dans lequel flotte l’œuvre. Sans cet espace, le texte est sans vitalité, sans ombre, sans lumière.
Le théorème d'Almodovar
Livre de bord