Presque toutes les nouvelles de ce recueil tardif de Sait Faik sont écrites à la première personne. Des sentiments équivoques les traversent : une infinie solitude et portant une empathie pénétrante avec les petites gens, les laissés-pour-compte, une dépression abyssale qui s'alterne, aussitôt, à une insondable joie de vivre (syndrome bipolaire?), une attention pour des circonstances et des objets banaux et cependant un refus du réalisme primaire (ce qui lui fut reproché, par ex. par Nazim Hikmet... mais non par quelques flics qui lui réclamèrent l'identité d'un certain personnage qu'ils ne surent concevoir comme un être fictionnel !), une certaine détestation des lieux de son quotidien et néanmoins un indéracinable attachement à ces mêmes paysages, une narration apparemment rêveuse, anecdotique, inconcluante, superficielle qui aboutit sur des chutes d'une étonnante, parfois dérangeante profondeur...
Beaucoup est expliqué par le bel et complet appendice biographique (pp. 167-187) signé Elif Deniz et Pierre Vincent. Ce qui reste peut-être insuffisamment illustré pour le lectorat non spécialiste, c'est que les auteurs de la génération Sait Faik, et lui-même en tout premier lieu, étaient en train de tout inventer : une nouvelle littérature avec une langue nouvelle – pas seulement un autre alphabet, d'abord une esthétique novatrice. Certains ont nommé et conceptualisé leur démarche, d'autres ont puisé à des modes et courants littéraires étrangers leurs contemporains. Sait Faik, dans les différentes phases de son écriture (sans doute trois?), a suivi au plus près, je pense, ses propres démons intérieurs et ses péripéties biographiques. Une telle empreinte si fortement personnelle ne pouvait que se répercuter, fatalement, sur la postérité. C'est peut-être aussi la raison qui rend son écriture si intemporelle, hors d'atteinte du vieillissement.
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Des nouvelles simples mais qui évoquent une période de la Turquie et en particulier d'Istanbul.
Il y a quelque chose d'assez pathétique chez chacun des personnages. C'est une description de galériens de cette ville à la jonction entre l'Europe et l'Asie.
J'ai été quelque peu choqué par la deuxième nouvelle mais au final, je comprends pourquoi il en fait partie.
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L'alcool, l'amour, la maison, la famille, l'amitié, l'amusement, les affaires de ce monde, et même une idée... Il est des jours où toutes ces choses ressemblent à des ballons rouges, verts, jaunes, orange percés par une aiguille ou une cigarette allumée. Tout perd instantanément sa couleur, sa légèreté, sa joie. Peut-on échapper à ces moments-là ? Existe-t-il des gens dont les ballons ne sont jamais percés ? Selon les jours, je les envie ou je les méprise.
Dans ces moments-là, je ne bois pas d’alcool, je marche. Je marche droit devant moi, vite las de chaque endroit parcouru. Je rencontre des animaux, des gens, des jardins, des bords de mer déserts. Je renais. Comme ce fut aujourd’hui le cas. Deux êtres humains, deux lapins, deux agneaux, l’un vivant, l’autre non, m’ont susurré à l’oreille que les gens espéraient encore.
–Dis donc, Muharrem, tu vas faire quoi avec ces crabes ?
–Je vais les vendre, répondit-il. Et si je n’arrive pas à les vendre, je les mangerai. (...)
–Chut, Muharrem, tais-toi ! On ne mange pas ces sales bêtes.
–En hors-d’œuvre avec le raki, patron, il n’y a rien de meilleur !
–C’est vrai, fiston ?
Depuis ce vendredi où il avait descendu un litre de raki en grignotant ces bêtes qui n’étaient autres que des écrevisses, puis s’était endormi dans le
cabanon de Muharrem, Hüseyin avait pris l’habitude de se pointer chaque vendredi avec une petite bouteille .