Rien , vraiment rien dans ce pays n'évoquait tant la tragédie que de naître atteint d'albinisme. Des albinos, on rapportait qu'il ne leur manquait pas un don d'ubiquité et qu'ils répandaient la mort dans leur sillage. On prétendait que leur sécrétion érotique allongeait la vie de la femme qui se prévalait de la recueillir dans son ventre, mais qu'à travers leurs yeux se profilaient les chemins de l'enfer. On soutenait que leur coeur continuait à battre dans la tombe, augmentait d'intensité, créait des secousses telluriques, faisait osciller la plaque terrestre, entraînait le dérapage des pieds. On prétendait que la main d'un albinos, fermée sur une pièce de monnaie, de plus petite valeur qui fût, apportait la fortune. On disait que la cendre de sa mèche, mélangée à quelque onguent dans lequel on avait pris soin de rajouter une goutte d'urine canine, procurait à celui qui s'en enduisait un attrait incommensurable. On affirmait que le bout de son prépuce, gardé sur soi en permanence, décuplait la virilité. Aussi se méfiait-on des albinos. Aussi évitait-on de leur emboîter le pas, de croiser leur regard. On brisait les règles de bienséance pour accéder à l'intimité de leur corps. On les violait, les yeux fermés. On les violentait, le regard détourné. On les tondait comme des moutons noirs. On les amputait des mains à la hampe. On leur sectionnait la verge pour s 'emparer du gland. Morts, on livrait leurs cadavres aux charognards de peur de les enterrer auprès des siens, sur sa terre, dans les limites de sa contrée. Ils vivaient terrés, dans la terreur, comme des varans. Lorsqu'ils apparaissaient au grand jour, ils semblaient surgir des catacombes. Certains parents préféraient les occire à la naissance, avant qu'ils ne fussent conscients du sort qui leur serait réservé, avant que l'oeil de la société ne s'ouvrit sur ces familles, que sa langue ne crachât le pire du venin. Car une famille qui en comptait parmi ses membres était abhorrée à l'échelle du pays.
Avec de tels propos, ce gendarme oubliait que Rhadi n'était que la copie conforme de Kitof. Il oubliait que chaque offense proférée en allusion à son albinisme ricochait pour atteindre l'âme de son interlocuteur avec une violence inouïe. Kitof, quant à lui, feignait d'oublier que l'argent ne lui apportait pas la couche de mélanine qui lui manquait. Il avait simplement obscurci le regard de son entourage à son endroit. Il ne brillait pas davantage, mais ce sont les yeux de ses compatriotes qui s'ouvraient sur lui. Il ne plaisait pas, il déplaisait moins. Les gens ne venaient pas à lui, c'est lui qui s'en approchait. On ne lui ouvrait pas les bras, on brassait des affaires avec lui. On ne lui déverrouillait pas la porte, on verrouillait à son passage le grenier de haine. On ne lui tournait pas le dos, on détournait le regard.
Il se risqua une dernière fois à interpeller Rhadi sur son avenir. Ce dernier repensa aux fourmis. Comme elles, il percevait son avenir dans un trou sombre d'où, se figurait-il, s'échapperait son esprit si son corps s'en montrait incapable. Son esprit vivait en liberté et nul ne pouvait restreindre son espace. Il trouva Kitof si ingénu d'occulter cette réalité. Si lui, Rhadi, n'avait pensé qu'à son corps, il y a bien longtemps qu'il aurait accepté l'offre que lui proposait Kitof. Mais il trouvait son esprit plus important que son corps.
Il suffisait de peu pour susciter de tels égards dans ce pays. Cela dépendait de choses aussi simples que banales par ailleurs. Il suffisait d'étaler des formes généreuses, de rouler en tacot ou de faire preuve publiquement d'une certaine aisance matérielle. Ensuite, tout vous était permis. Kitof le savait bien et n'en abusait pas moins à chaque occasion.