Tous les lecteurs passionnés savent la place très particulière que tient l'album le Lotus bleu dans le cycle des aventures de Tintin, comme dans la vie du dessinateur et auteur
Hergé.
Alors que l'artiste, encore jeune, décide de conduire son héros dans l'Empire du Milieu, une lettre écrite par un missionnaire, qui officia en Chine et qui accueille en Belgique des étudiants chinois, attire l'attention d'
Hergé sur la nécessité morale de donner à ses lecteurs une image juste de ce grand pays alors très méconnu. Voire mal connu, perçu à travers une nébuleuse de clichés, de préjugés et de légendes.
Hergé ne demande pas mieux que de bien faire et répond à son épistolier pour lui affirmer qu'il souhaite être le plus fidèle possible à l'actualité et à la réalité chinoises.
La suite, tous les tintinophiles la connaissent : le missionnaire présente à
Hergé un jeune étudiant chinois, spécialiste des arts : Zhang Chongren. On en beaucoup glosé sur cette amitié, qui alimente encore aujourd'hui bien des interprétations. Et a fait l'objet de plusieurs ouvrages signés par des tintinologues.
Ce qui est certain, c'est que l'influence de Zhang Chongren sur
Hergé sera décisive et multiple : il initie le dessinateur belge à l'art chinois du paysage, à la peinture des montagnes et des bambous, et le Lotus bleu porte la trace de cette influence essentielle qui jamais plus ne quittera
Hergé.
Mais cet album est plus que cela. Il est pour
Hergé l'occasion de revenir sur des passages de ses oeuvres précédentes qu'il regrette déjà, qu'il a d'ailleurs dessinées sur commande. le Lotus bleu met en scène l'amitié entre Tintin et Tchang, jeune chinois directement inspiré par Zhang Chongren. Il tourne en dérision les préjugés que les Européens ont à propos des habitants de l'Empire Céleste, il dénonce la violence et l'arrogance des puissances coloniales européennes qui ont occupé la Chine après les traités inégaux, il dénonce enfin l'impérialisme brutal des troupes japonaises implantées à la frontière de la Mandchourie.
Tout ceci est connu. Ce qui l'est moins, c'est que tous les sinogrammes présents dans les cases du Lotus bleu ont été dessinés par Zhang Chongren ;
Hergé ne maîtrisait pas la calligraphie chinoise. Or, ces sinogrammes n'ont pas seulement dans l'économie graphique de l'album une vertu esthétique. le jeune Zhang Chongren a littéralement rempli l'album de slogans patriotiques chinois et de sentences qui dénoncent l'occupation de son pays.
C'est à cet aspect de l'album, inaccessible pour qui ne maîtrise pas la langue chinoise, que
Patrick Mérand rend hommage. Case par case, les sinogrammes et les phrases sont traduits et commentés, dans cet ouvrage remarquable, qui ouvre une dimension supplémentaire - politique - à un album d'une richesse décidément inépuisable.