« Bonjour les Babelionautes! Aujourd'hui, on part en Inde avec un roman intitulé
le Ministère du bonheur suprême, signé
Arundhati Roy.
Or donc Aftab naît avec des organes génitaux masculins et féminins. Il est élevé comme un garçon, mais se sent fille. Devenu grand, il quitte sa famille, prend le prénom d'Anjum et s'intègre dans une communauté de hijra*.
-Et ?
-C'est tout.
-Oh bah ça va alors ! C'est vite lu !
-Non. Ce n'est pas vite lu. Alors… comment vous décrire ce texte ? le plus simple, c'est d'utiliser des comparaisons.
J'ai déjà lu des romans à tiroirs, qui contiennent des histoires dans l'histoire, comme Loin de Chandigarh, ce roman construit en forme de matriochka.
-De matchi-quoi ?
-Ma-tri-och-ka. Les poupées russes qui en renferment une autre plus petite à l'intérieur. Loin de Chandigarh possède plein d'intrigues imbriquées les unes dans les autres. Tu ouvres une histoire, puis une autre, puis une autre, puis une autre… jusqu'à revenir à la toute première.
Vernon Subutex est lui aussi un roman à histoires multiples, mais il ressemble plus à une toile d'araignée dont Vernon est le centre. Tous les personnages possèdent un lien avec lui, ténu, distant parfois, mais un lien.
Le Ministère, lui, me fait penser à un tissage. Un personnage, d'autres personnages, ils s'éloignent, se rapprochent… comme les fils d'une trame. Les vies s'enchevêtrent les unes à côté des autres, se croisent, les liens se nouent, se dénouent ou se renouent… bref, un tissage, une natte. C'est une structure admirable de complexité.
-Je me suis ennuyée, mais grave. Et je n'ai rien, mais alors rien, pigé à l'histoire.
-Ben déjà, il n'y en a pas qu'une, d'histoire, donc ça ne sert à rien de dire « j'ai rien pigé à l'histoire ». C'est comme regarder une étoile et dire que tu ne comprends rien au ciel : il ne se limite pas qu'à cette étoile. Cependant, tu as raison : ce foisonnement n'aide pas à garder le fil.
-Et puis, cette prose ! Là encore, j'ai rien compris !
-Beeen… je comprends que tu ne comprennes pas.
Arundhati Roy, pour raconter ses histoires, se sert d'une prose fortement imprégnée de poésie. J'ai trouvé également de l'humour sarcastique, de l'ironie. J'ai facilement pu repérer des pointes acides sur le sexisme ou la bêtise de nos contemporains. Hélas, je me suis perdue dans l'aspect poétique pour une raison fort simple : je n'ai aucune maîtrise de l'histoire contemporaine indienne. Rien. Zéro.
-T'exagères, Déidamie. On a vu Devdas, quand même. Et The Lunchbox, aussi**.
-Waaah. Cette remarque est tellement inepte que je ne vais même pas m'attarder dessus. Continuons.
Les faits historiques, les émeutes ne portent pas de noms et ne sont que fort peu situés dans le temps. Je ne savais donc pas trop où je me trouvais. L'histoire est racontée au travers d'un filtre de poésie. Les bourreaux s'appellent « les perroquets safran », par exemple. Cela me donne la sensation de lire un texte splendide tout en conservant l'impression que beaucoup de données m'échappent, parce que la narration fonctionne par allusions et métaphores. D'un côté, cela pose une distance rassurante-inquiétante sur les massacres et les horreurs…
-Et d'un autre côté, si c'est pour ne rien comprendre au conflit, ça ne sert à rien ! Moi, j'aime quand je comprends !
-Bon, après, certaines choses sont limpides, hein… Ce roman possède un important arrière-plan politique, violent et effrayant. Quoi qu'il en soit, la grande force de ce texte réside dans ce style puissant et original. C'est… beau. Magnifique. Et tendre aussi : la compassion pour les souffrances des personnages est nettement perceptible, sans pourtant en faire des tonnes. le roman est empli d'une colère froide qui se manifeste par petites piques glissées entre deux phrases. Un procédé très intéressant, m'est avis.
-Ben moi, je trouve que la grande faiblesse de ce roman, c'est son style : abscons et c'est mal. Sérieusement, tu conseillerais ce bouquin ?
-Oui, mais pas à n'importe qui. Je le conseille aux lecteurs qui adorent la poésie et qui s'intéressent à l'histoire et à la politique indiennes. Je pense que cela rend les choses plus faciles de le lire comme un gigantesque poème en prose, engagé, poignant comme une tragédie et long comme une épopée sur le sujet, c'est parfait.
Comme dit plus haut, je me suis perdue pendant la vie de Naga. J'ai pris le parti d'avancer sans me poser de questions, d'attendre de reprendre pied quelques pages plus tard. Je ne l'ai pas regretté : l'oeuvre se voit ensuite dans son ensemble lors de la conclusion. Je ne prétends pas avoir saisi toutes les subtilités de la trame, oh non, mais l'ensemble devient plus visible et cohérent.
-Moi je le conseille pas aux lecteurs qui cherchent un petit moment de détente tranquille. Ca va pas durer un petit moment et vous allez pas l'être, tranquille. Et je déconseille aussi si vous êtes très sensibles à la violence. Elle n'est jamais représentée de façon insoutenable, mais il y en a tout de même assez pour vous glacer jusqu'au tréfonds de vos moelles. »
*D'après la page Wikipedia anglophone, plus fournie que la francophone, le transgendérisme ne définit pas exactement la condition de hijra. Certaines le sont, en effet, à différents niveaux de transformation, mais il s'agirait plus d'un troisième genre que d'un changement total vers le genre opposé.
**Devdas : film emblématique de l'industrie bollywoodienne. Attention les yeux. The Lunchbox : film moins à succès, plus… intello on va dire.