Malgré un patronyme français,
John Vaillant est un américain authentique, originaire de l'état du Massachusets et ayant passé pas mal d'années dans la région de Vancouver, sur la côte pacifique du Canada. En photo-portrait, son image abonde en ce sens – ne ressemble-t-il pas un peu à Richard Gere, ou à Robert Redford en 1975, à l'époque de sa plus grande gloire ? C'est en tout cas mon avis. Il est grand, plutôt viril et séduisant, blond, les yeux d'une couleur difficilement identifiable, un peu plissés et inquiets comme ceux d'un homme qui passe l'essentiel de son temps à scruter d'épaisses ténèbres où, ces derniers temps, les lucioles se sont faites rares et discrètes.
Sous le regard de la presse française, cette belle gueule de héros un peu formaté pourrait bien lui valoir quelque hostilité de principe, mais
John Vaillant vaut infiniment mieux que tout cela. Ici comme ailleurs, nous en semblons désormais convaincus et la preuve en est que la France vient de lui offrir, il y quelques jours à peine (le 18 mai 2012) , le prestigieux prix
Nicolas Bouvier, traditionnellement attribué lors du Festival « Etonnants voyageurs » à Saint-Malo. C'est amplement mérité. Son livre « le Tigre : une histoire de survie dans la taïga » est un texte-choc.
John Vaillant est une sorte de guetteur de tempête qui officie sur l'ère Pacifique Nord. L'un de ses précédents ouvrages, « the golden spruce » (l'épicéa doré), qui a reçu en Amérique plusieurs récompenses littéraires, contait déjà une histoire plutôt complexe. Pour faire simple, Vaillant évoquait alors le choc entre deux visions du monde et de la nature, celle des amérindiens, en l'occurrence le peuple Haïda, originaire des côtes de la Colombie Britannique, et celle des américains, libéraux et consuméristes qui exploitent sans vergogne les richesses naturelles du même secteur. L'épicéa doré, un arbre biologiquement unique en son genre, avait eu le bonheur de voir le jour sur l'une des îles de la Reine Charlotte (Haida Gwai), au nord de Vancouver. le peuple Haïda le vénérait, au titre d'arbre sacré, sous le nom de Kiidk'Yaas. Seulement voilà, les compagnies forestières d'exploitation du bois sont aussi présentes sur ces zones, ce qui crée de fortes tensions entre les différentes communautés d'intérêt.
Le héros, tout à fait réel, du livre, est Grant Hadwin. Un homme dont il est difficile de comprendre les motivations profondes. Un jour, le 20 janvier 1997, il se rend avec difficulté auprès de l'arbre sacré et l'endommage si cruellement avec sa tronçonneuse que l'épicéa doré et sacré finira par s'abattre quelques jours plus tard. Pourquoi s'est-il donné autant de mal pour accomplir un tel geste sacrilège ? Hadwin a voulu dénoncer les pratiques des industriels du bois ? Ou exprimer une rage sourde contre l'ordre établi ? Mais on a juste dit que, après avoir lui-même été bûcheron pendant quelques temps, Hadwin s'était mis à souffrir de « troubles mentaux ». Ainsi donc, afin de ne plus s'éreinter à trouver une explication logique à tout cela, son acte serait à placer dans la rubrique « acte irresponsable ». C'est possible.
A la suite de quoi, sous le coup de plusieurs mandats fédéraux et sommé de comparaître devant un tribunal de justice, Hadwin s'éloignera des côtes en Kayak et ne réapparaîtra plus jamais. On retrouvera son bateau en juin 1997 sur une île isolée, mais on ne sait toujours pas ce qu'il est advenu de son occupant.
On voit que
John Vaillant n'a pas peur de s'approcher d'une certaine ténèbre. Avec « le Tigre », il récidive et tourne sa focale à 180 degrés : direction la Sibérie. Enfin, la Sibérie en soi ne veut rien dire, c'est un vocable trop général pour un vaste ensemble de territoires en réalité très différents les uns des autres.
John Vaillant pose ses valises dans la région de Vladivostok (Lumière de l'Est en russe), dans le secteur de la chaîne côtière du Sihoté Aline. Vaillant reste donc fidèle à la zone pacifique nord, mais l'observe cette fois-ci « par l'autre côté ». Cette région du fleuve Amour, des rivière Oussouri et Bikine est un des endroits les plus singuliers du monde. Vaillant nous en avertit et nous en explique les raisons. Un ensemble de paramètres climatiques, apparemment opposés entre eux, font régner sur les lieux un régime de douches écossaises, du chaud et du froid, du torride et du glacial. C'est une région de grand écart, une exception, un paradoxe biologique, au point que Vaillant se sent obligé de créer la formule, fort bien trouvée, de « Jungle boréale ». On trouve dans le Sihoté Alin une flore et une faune incroyablement diversifiées, et parmi cette dernière on trouve le Tigre de l'amour (panthera tigris altaica), espèce qui se trouve à cet endroit à l'extrême nord de son aire de répartition.
Tout à l'heure lorsque j'ai parlé de la rivière Oussouri, certains se sont gratté le nez. Enfin, vous y êtes. Il y a tout juste un siècle, vers 1907 et plus tard, un géographe-explorateur russe,
Vladimir Arseniev, entreprenait de topographier la région des chaînes côtières. Pour ce faire, il se fera aider plusieurs saisons par un guide indigène d'origine Gold-Nanaï :
Dersou Ouzala. Cette épopée, il la relatera dans un livre en 1923, et plus près de nous, en 1975, le réalisateur japonais de renom
Akira Kurosawa en adaptera le récit pour le cinéma dans son film «
Dersou Ouzala ». Si vous appréciez les récits de voyages nordiques, il est peu probable que ces deux oeuvres vous soient restées inconnues. Pour ceux qui ont aimé livre et film, l'oeuvre de Vaillant vient fournir un contre-point...vertigineux.
De quoi s'agit-il ? Qu'ont en commun Lev Khomenko, Vladimir Markov et quelques autres inconnus ? Et bien ces hommes, tous coureurs de bois expérimentés, ont été attaqués, puis tués lors d'une brève rencontre avec un tigre mangeur d'homme. du début à la fin du livre, Vaillant nous en contera l'histoire cruelle. Mais l'américain prendra soin de ne rien omettre. Il n'y a dans ce livre aucun désir de simplification, aucun référence au bien ou au mal, ce qui dans un livre américain est déjà un exploit. En extrême-Orient russe, tout est complexe, la nature elle-même, l'enchaînement des faits historiques qui ont construit la région, le mélange des populations qui y survivent ainsi que les événements politiques qui, depuis trente ans, ont détruit le fragile équilibre économique de la région.
Alors Vaillant se met en route et dès les premières lignes rentre dans le vif du sujet : un homme a été dévoré par un tigre au beau milieu de la taïga de la région de la rivière Bikine. Il s'agit de Vladimir Markov, un coureur de bois russe (un taïjonik ) dont la vie résume à elle seule toutes les singularités et toutes les errances de l'extrême-Orient russe. Pour mener l'enquête, un spécialiste, responsable locale d'une « section tigre », organisme fédéral en charge de la gestion des populations sauvages du grand félidé, qui porte le nom de Yuri Trouch. Lui aussi est un héros tout à fait central dans ce récit, de la première à la dernière page. Yuri est un homme hors du commun, une force de la nature, un athlète, un taïjonik expérimenté, et un enquêteur tenace. Et lui aussi porte en lui tous les stigmates des différents régimes russes auquel il a survécu.
Caricature ? Non. Vous connaissez
Dersou Ouzala et
Vladimir Arseniev, mais vous ignorez sans doute que ce dernier, ainsi que sa famille, décéderont lors des grandes purges staliniennes des années trente. Vaillant s'en explique. D'autres livres vous le confirmeront : en Russie, et ceci depuis les Tsars, le système s'est presque toujours comporté de façon stupide, injuste et cruel envers ceux qui avaient oeuvré sincèrement à sa gloire. C'est une dramatique et pathétique constante.
Alors, pendant que Yuri Trouch patauge dans la neige, essaie péniblement de faire coïncider entre eux tous les morceaux, tant ceux des cadavres épars qu'il découvre ici ou là, que ceux des périples sinueux accomplis par les victimes, tout cela dans un climat d'hostilité générale des populations, Vaillant se charge en permanence de trouver un nouvel angle pour envisager la scène. Tout y passe : biologie, zoologie, botanique, climat et météorologie, histoire politique, comportement animal, ou Perestroïka. Ce n'est jamais ennuyeux ni trop didactique. Avec un bon point d'ailleurs concernant l'évocation des travaux scientifiques qui se sont interrogés sur le rôle des super-prédateurs dans l'organisation des premières populations humaines. Les résultats en sont extrêmement convaincants. Et
John Vaillant le devine, en Sibérie orientale, l'homme et le tigre se font face tout en haut de la pyramide des super-prédateurs. L'un est l'autre sont infiniment liés, infiniment plus que l'homme moderne pourrait encore l'entrevoir. Cette interdépendance hommes-bêtes-milieux est fort bien décrite par Vaillant, et elle ouvre (à moins qu'elle ne les referme à jamais) des portes mystérieuses entre psyché humaine ou animale, ainsi qu'elle relie l'ensemble du vivant à un vaste déploiement de forces cosmiques encore plus insaisissables.
« Ici, tout a tellement souffert » semble suggérer
John Vaillant. En tant qu'américain, il est bien placé pour saisir les aspects les plus dramatiques de la « conquête de l'Est » par les russe. C'est un véritable et sanglant far-west. Mais alors que les choses se calmaient un peu en Amérique, les crises politiques majeures se succédaient en Russie, la Révolution Russe, Staline, les goulags et les purges, la seconde guerre mondiale, les affrontements sino-russes de l'île Damanski, et après une courte embellie dans les années soixante et soixante-dix, le grand basculement de l'ère Poutine. Chaque fois, finalement, ce n'est pas de chance. Aussi Vaillant se garde-t-il bien de juger quiconque. Tous les hommes dont il parle sont des survivants, des super-prédateurs pour certains d'entre eux, qui ont été, plus ou moins, capables d'encaisser les crises successives.
John Vaillant, on le sent, les admire, sans chercher à enjoliver leur vie et leur parcours. Ils ont avancé comme ils pouvaient, le plus souvent à grand coups de pieds dans le cul.
En fin de compte, mais nous le savions déjà, qu'il soit russe, chinois, américain ou européen, l'homme moderne ne mérite pas le monde qui l'entoure. Il s'y conduit en autocrate, en petit dictateur sans scrupule. La mondialisation n'a rien arrangé bien entendu, et en extrême-Orient russe, ce serait même un fléau encore plus démoniaque qu'ailleurs. Exploitant sans état d'âme la pauvreté ambiante, la recherche de profits rapides tournent la tête des hommes les plus avisés. Markov était un type bien, un taïjonik prudent et loyal envers la nature . Presque tout le monde l'aimait ou le respectait. Mais le braconnage du tigre lui a sans doute paru, l'espace d'un instant, une solution aux terribles problèmes de survie qui accablaient sa famille. A-t-il été tenté ? A-t-il tiré ? On comprend que oui, hélas, Markov, comme on dit « en avait croqué ». La peau du tigre, sa viande, ses entrailles même, tout cela rapportera des milliers de dollars à ceux qui parviendront à faire passer le « paquet » vers la Chine. En Russie comme en Chine, la corruption est une chose parfaitement banale et quotidienne.
Alors, au péril bien réel de sa vie, Yuri Trouch mènera son enquête jusqu'au bout mais sans sérénité, et sans aucune reconnaissance, à part celle des étrangers comme
John Vaillant et quelques autres.
Quant au tigre de l'Amour, la question de sa survie est désormais bel et bien posée, et ceci à très court terme. Quelques pistes existent, selon Vaillant, pour envisager l'avenir avec espoir – pas tant que ça finalement. Quand l'espace et les ressources viennent à manquer (à cause de l'exploitation sans limite de la taïga) et quand la classe dominante est à même de se permettre tous les actes déviants (chasse à outrance), les super-prédateurs se regardent dans les yeux et un combat féroce peut alors exploser à tout instant. Or ,dans ce dernier combat, le tigre, aussi performant soit-il, aussi doué de pouvoir surnaturels soit-il, comme semble le suggérer Vaillant, le tigre, finalement, n'a pas l'avantage. Dans le meilleur des cas, et nous en doutons tous désormais, « cela pourrait donc aller très mal avant d'aller mieux ».
Un livre remarquable.