Ce roman de Sylvia Townsend Warner est un vrai chef d'oeuvre, et je m'étonne que cet auteur ne soit pas aussi connue que Virginia Woolf, les soeurs Brontë ou Jane Austen.
La traduction de Denise Gelzler est splendide : poétique, retenue, douce, forte.
L'histoire de la jeune orpheline Sukey, simple domestique de ferme, un peu éduquée tout de même, aux prises avec l'Angleterre victorienne, ne sombre jamais dans le sordide pourtant évoqué à maintes reprises et qui la frôle : mentalités malveillantes sous couvert de vertu, fausseté des hommes d'église et de leurs épouses, inflexibilité des castes, fausse jovialité des sous-maîtresses : la volonté toute tendue d'espoir et de joie de l'héroïne la sauve des pièges qui pourraient lui être fatals et qu'elle ne semble pas voir ; parviendra-t-elle, elle si solitaire et toute menue, à briser les obstacles qui s'opposent à la réalisation d'un amour à première vue impossible ?
Sukey est paradoxalement protégée par son coeur innocent : son absence de préjugés et son jugement non altéré par le poids de conventions hypocrites, lui permettent de poser sur le monde un regard qui parfois le transforme : par l'entremêlement des circonstances et de la clarté qui émane d'elle, les prédateurs qu'elle rencontre pourtant, et ils sont nombreux, renoncent à l'attaquer (à l'exception de l'épouse d'un clergyman, et cela en dit long sur les idées de l'auteur).
Voici une héroïne atypique que sa féminité porte comme l'instrument de sa réalisation. Ce regard est assez neuf, la littérature présentant ordinairement des femmes qui parviennent à exister malgré leur féminité et non grâce à elle.
Et l'on pense évidemment à la nouvelle de Flaubert, "Un coeur simple" dans laquelle l'héroïne apparaît comme la face nocturne de la représentation du féminin : là où Flaubert a créé un personnage accablé et résigné, Sylvia Townsend Warner a su nous offrir une héroïne solaire et active, une combattante pacifique.
Je ne me souviens pas d'avoir jamais rencontré son égale en littérature et j'en sors vivifiée.
"Le coeur pur" aurait pu s'intituler aussi "La grâce".
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Sukey frissonna et regarda autour d'elle d'un air de reproche. La solitude du paysage pesait sur ses yeux ; elle eut peur du marais. Se retournant vers Eric, elle s'aperçut qu'il avait disparu. Ses frayeurs s'embrasèrent comme un feu de paille ; elle écarta les lèvres pour appeler son compagnon, mais aucun son n'en sortit, et quand enfin elle retrouva la voix, son cri, hésitant au-dessus du marais silencieux, accrut sa panique.