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EAN : 9782072894640
320 pages
Gallimard (21/01/2021)
3.82/5   238 notes
Résumé :
« Les histoires que je lis sont celles de femmes accusées d’avoir passé un pacte avec le diable parce qu’un veau est tombé malade. Les histoires que je lis sont celles de femmes qui soignent alors qu’elles n’ont pas le droit d’exercer la médecine, celles de femmes soupçonnées de faire tomber la grêle ou de recracher une hostie à la sortie de la messe. Et moi, je revois le cartable que m’a acheté ma mère pour la rentrée de sixième, un beau cartable en cuir, alors qu... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (54) Voir plus Ajouter une critique
3,82

sur 238 notes
Le récit s'ouvre sur une vision apparue à l'auteure, une scène terrible, l'interrogatoire d'une femme accusée de sorcellerie, des instruments de torture en métal chauffés en blanc, un inquisiteur menaçant. Un autre siècle. Quoi que ... Cette vision tourne à l'obsession et lance l'enquête d'Isabelle Sorente sur les chasses aux sorcières des XVI-XVIIème siècles. Jusqu'à un télescopage temporel.

Si la figure de la sorcière dans l'historiographie féministe est classique et largement abordée ces dernières années, la thèse du complexe de la sorcière est très neuve et audacieuse.

« le complexe de la sorcière serait ce soupçon permanent de soi instillée aux femmes torturées, ou aux femmes témoins de la torture d'autres femmes de leur famille ou de leur entourage. L'interdir portant sur la vérité, qu'elles ne peuvent ni chercher ni dire, sous peine de torture. (...) Comment l'Inquisiteur, avec une majuscule, l'Inquisiteur a pu être assimilé, intériorisé, enfoncé à coups de marteau, imprimé au fer rouge, puis oublié mais conservé à l'intérieur de la psyché comme un corps étranger après une opération chirurgicale, transmis de mère en fille et de grand-mère en petite fille, comme un juge toujours en exercice, toujours prêt à mettre en doute, à haïr et à condamner la conscience d'une femme ».

L'idée du empreinte psychologique transgénérationnelle, des chasses aux sorcières ayant laissé une empreinte occulte dans la psyché des femmes, d'un inquisiteur intérieur « hérité » depuis des siècles est séduisante sur le papier.
La difficulté avec les romans à thèse, c'est que pour les apprécier totalement, il faut adhérer à leur postulat de départ. Et dans ce cas-là, je n'ai jamais été convaincue par les aller-retours, les parallèles entre la sorcière d'hier et la femme d'aujourd'hui qui en subirait l'empreinte.

Bien sûr que les femmes du XXIème doivent lutter contre leur inquisiteur intérieur, mais les passerelles entre leurs difficultés actuelles ( injonction à la minceur, mépris des femmes seules, peur des vieilles femmes, autocensure, peur de dire son ressenti profond ) et les sorcières m'ont semblé calquées un peu artificiellement.

Là où j'ai été convaincue, c'est lorsque Isabelle Sorente évoque son adolescence douloureuse en oubliant ses sorcières. Ses mots, tout en retenue et dignité, sont justes et vibrant d'émotions pour dire le harcèlement scolaire très violent qu'elle a subi durant tout le collège. L'éclairage genré sur la réaction des parents est très pertinent : le fils qui s'est fait attaqué une fois dans la cour se voit offrir par le père un cours de self-défense, là où elle, la fille, reçoit de la mère « oui, ça m'est déjà arrivé » et puis c'est tout.

Certes je n'ai pas adhéré à la thèse de l'auteure mais cette dernière fait montre d'une belle réflexion, on sent derrière chaque page une pensée vive qui fouillent les failles de notre société en livrant son expérience personnelle avec une grande sincérité.

Lu dans le cadre de Cercle livresque Lecteurs.com
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La narratrice, la quarantaine, est poursuivie par la vision d'une sorcière. Intriguée, elle se lance dans une recherche documentaire sur les persécutions dont furent victimes quantité de femmes en Europe au prétexte de sorcellerie. Simultanément, lui reviennent en mémoire de douloureux souvenirs de son adolescence, traumatisée par plusieurs années de harcèlement scolaire.


Dès les premières lignes s'installe le sentiment de parcourir un récit autobiographique, mêlé à une réflexion sur l'hypothèse d'un lien entre une expérience de harcèlement vécue par la narratrice, et les traces qu'aurait laissées la persécution des sorcières, autrement dit des femmes, dans nos esprits modernes.


J'aurais bien aimé profiter davantage des investigations de l'auteur sur le thème des chasses aux sorcières, et trouver dans ce livre une analyse plus aboutie et mieux argumentée de ce qui a les a motivées. Sur ce point, j'avais trouvé bien plus intéressant l'épilogue de la trilogie des Dames de Brières de Catherine Hermary-Vieille : alors oui, les sorcières ont été inventées par peur de la différence et par volonté de soumettre les femmes trop indépendantes au pouvoir masculin et religieux.


Et oui, peut-être peut-on, à la rigueur, y voir une vague similarité avec les processus actuels de rejet de la différence au travers du racisme, de l'homophobie, de la misogynie, du harcèlement : la différence n'est toujours pas comprise ni acceptée de tous, elle génère encore des comportements violents et de la persécution.


Mais de là à affirmer, sans autre argument qu'une vision persistante, que nos comportements actuels sont inconsciemment influencés par les chasses aux sorcières vieilles de quatre siècles, qu'au travers de l'épigénétique nous en avons tous hérité un traumatisme qui impacte nos comportements, qu'en l'homme sévit un inquisiteur en puissance et que les femmes sont désormais conditionnées au rôle de victimes brisées psychologiquement, ce qui expliquerait le harcèlement subi par la narratrice adolescente, il y a un raccourci qui prête presque à rire.


Les souffrances et les séquelles psychologiques de la protagoniste du livre, son douloureux parcours vers la reconstruction au travers d'une longue psychanalyse, ne peuvent qu'émouvoir et éclairer la nécessité de rompre le silence qui entoure encore souvent les drames du harcèlement, aujourd'hui démultipliés par les réseaux sociaux. L'on comprend le mal-être de l'adulte qui a dû se construire sur cette blessure, mais l'on s'inquiète de le voir s'accrocher à ce qu'on pourrait qualifier d'élucubrations, pour tenter de parvenir à l'équilibre. La narratrice s'intéresse à toutes les théories d'analyse psychologique, dont notamment les très récentes épigénétique et psychogénéalogie, et à toutes les pratiques de développement personnel à la mode, dont la méditation et les retraites sous la férule d'un maître zen. Elle semble avoir tiré de sa quête un étrange salmigondis de convictions parfois fantaisistes qui, à défaut de réalisme, l'aideront peut-être à vivre mieux.


En tous les cas, ce livre singulier construit sur des raccourcis hasardeux me paraît avoir pour principal intérêt le sujet du harcèlement et des durables blessures psychologiques qu'il occasionne, bien plus que les histoires de sorcières abordées sous un angle à mes yeux trop fantaisiste.

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Dès les premières lignes, j'ai eu l'impression de pénétrer dans l'atelier d'écriture d'Isabelle Sorente. Comme si, tapie dans l'ombre, j'avais assisté à l'apparition de cette sorcière qui s'impose dans l'esprit de l'autrice.
Le livre est annoncé comme un roman. La narratrice, quant à elle, évoque le terme d'auto-fiction sans pour autant catégoriser catégoriquement... Je suis tentée de le voir comme un roman autobiographique mais la clé, seule Isabelle Sorente la connaît.
Je dis "la narratrice" parce que malgré un grand nombre d'éléments qui laissent penser que la narratrice et l'autrice ne sont qu'une seule et même personne, il faut attendre une centaine de pages avant qu'elle ne dévoile son prénom : Isabelle.
Un prénom trop peu entendu dans sa jeunesse, un prénom qui ne se formulait pas sur les lèvres de ceux qui ont tenté de l'abîmer durant son adolescence. Un prénom qu'elle se réapproprie et qu'elle honore en se réhabilitant.
Et cette réhabilitation s'opère par le truchement de la sorcière (imagination résurgence?) qui s'impose à elle. Cette dernière fait émerger le passé enfoui de l'autrice, elle fait résonnance et aiguise son regard jusqu'à lui brûler les rétines et enfoncer les portes closes de sa conscience. Cette sorcière est la clé dont Isabelle Sorente se saisit afin de lever les derniers verrous.
J'ai adoré ce roman et je m'y suis reconnue. J'y ai reconnu les femmes de ma famille et celles qui m'entourent. J'y ai reconnu des hommes aussi. À mesure que les pages se tournaient, je m'apercevais de l'universalité de cette quête. Et c'est vertigineux.
C'est un livre que je trouve très précieux, si précieux qu'il ne me vient pas à l'idée de le conserver jalousement dans ma bibliothèque mais plutôt de le faire passer de mains en mains, de le faire vivre comme les sorcières chassées et massacrées l'auraient mérité. Vivre comme toutes les personnes bafouées, harcelées et humiliées le méritent.
Les siècles passent, la traque change de mode opératoire, parfois beaucoup et parfois sensiblement. Mais les maillons qui forment les chaînes s'érodent, se rouillent et deviennent si fragiles qu'il suffit d'une dernière impulsion, celle du choix de la vie ou l'optimisme irraisonné, pour les briser.
Je pourrais parler de l'autrice en la nommant par son nom de famille comme il est d'usage avec les écrivains. Mais, bien que son statut d'écrivaine ne soit pas à débattre, je tiens à la nommer par son prénom d'abord et par son patronyme ensuite.
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Une sorcière en analyse

Dans ce roman, Isabelle Sorente raconte comment elle s'est passionnée pour les sorcières, leur histoire et leur statut. Des recherches qui vont heurter sa propre histoire et la pousser vers les secrets de famille.

Il n'est pas rare, en parlant avec les écrivains, de voir combien ils restent habités de leur histoire, combien ils continuent à cheminer avec leurs personnages, même bien après la parution de leur roman. C'est un semblable cheminement que raconte Isabelle Sorente, qui va littéralement être happée par son sujet au point de n'en plus dormir la nuit, au point qu'il va occuper toutes ses journées jusqu'à tourner à l'obsession. Tout commence par la vision d'une femme qui subit un interrogatoire et qu'elle a envie d'écrire. Une vision qui va réapparaître après une conversation avec son amie Sarah. Dès lors, le sujet ne va plus la lâcher, même s'il semble aussi la fuir: «J'ai commencé à me documenter, commandé des livres d'histoire. Pourtant rien ne se passe comme pour la construction d'un personnage. Je n'imagine rien d'elle, rien d'autre que ses yeux ouverts dans l'ombre, je n'ai toujours aucun nom ni aucun lieu, même si l'époque se précise un peu. Les seules scènes qui m'apparaissent sont des souvenirs. Souvenirs d'enfance, d'adolescence, de jeunesse, souvenirs que la sorcière semble évoquer, les rappelant à ma mémoire bien qu'ils n'aient rien à voir avec le destin de ces femmes accusées par leurs voisins, ces femmes questionnées avant d'être bannies, noyées ou brûlées vives».
Le roman qui se construit sous nos yeux va dès lors prendre trois directions, toutes aussi passionnantes les unes que les autres. Il y a d'abord le sujet en lui-même, qui intrigue autant qu'il fascine et dont on va découvrir, au fil des lectures d'Isabelle Sorente, toutes les facettes, à commencer par son aspect presque exclusivement féminin, même si des hommes furent aussi brûlés comme sorciers. «C'est cette réalité que traduit l'expression chasse aux sorcières. On ne dit pas chasse aux sorciers. Il existe une expression dans la langue française où le masculin ne l'emporte pas, c'est la chasse aux sorcières. C'est étrange, quand on y pense.» Une chasse qui va s'industrialiser avec le développement de l'imprimerie. En 1487 paraît le Malleus Maleficarum de Heinrich Krämer et Jakob Sprenger «premier best-seller de l'époque moderne» et véritable appel au crime largement diffusé. Durant les siècles qui suivent des dizaines de milliers de femmes vont été arrêtées, accusées, torturées et exécutées. le panorama proposé et les affaires retracées en montrent le côté systématique ainsi que le cruauté.
Il n'est dès lors pas étonnant que ces recherches finissent par la hanter. Et c'est là le second aspect du roman, l'implication personnelle de la romancière qui veut comprendre pourquoi elle est si sensible à cette question, pourquoi elle sent dans son propre corps les souffrances et la douleur de ces femmes. Elle va alors se confier à ses amies proches Sarah et Claire, avec lesquelles elle partage ce sentiment que ce qu'elle vit fait partie intégrante de son travail: «L'intégrité, l'éveil, l'amour, les mots peuvent varier mais ce qui ne varie pas, c'est l'importance centrale de cette recherche dans nos vies». Les séances d'analyse avec le Docteur Georges constituent le second volet de cette introspection qui nourrit le roman. Les souvenirs d'enfance, l'histoire familiale, les relations avec ses père et mère s'éclairent au moment où elle croise le chemin des sorcières, «Toutes celles qui cherchaient la vérité. Et même les femmes ordinaires qui voulaient juste la dire».
Autrement dit, Isabelle Sorente prend conscience qu'elle est une sorcière d'aujourd'hui. Et c'est peut-être cette troisième direction prise par ce roman très riche qui est la plus fascinante. Car elle permet de comprendre combien ces femmes restent dangereuses parce que différentes, combien leur combat reste actuel face aux mâles dominants et pourquoi elles restent victimes d'un ostracisme violent. Et à l'inverse d'intégrer une communauté, d'agréger toutes celles qui entendent s'émanciper des règles officielles. Doris Lessing, Christa Wolf, Ingeborg Bachmann vont ainsi cheminer avec Isabelle Sorente. Avec elles, la peur va peut-être pouvoir changer de camp et ouvrir le champ des possibles…


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Cela faisait un moment que ce livre traînait dans ma PAL et je me suis dit qu'il était temps de l'extirper… Je découvre la plume de l'auteure avec ce livre, et je dois dire que j'ai été assez surprise.

Le livre s'ouvre sur l'interrogatoire d'une femme accusée de sorcellerie. Cette vision devient obsédante au point que l'auteure débute une enquête sur les chasses aux sorcières qu'elle va croiser avec notre époque.

Je trouve très subtile l'utilisation du concept de la sorcière à travers l'Histoire et dans notre société contemporaine. Elle porte donc un regard intéressant sur l'utilisation du terme « sorcière » ainsi que son évolution au fil du temps, passant de l'imaginaire des chasses aux sorcières du Moyen Âge à des connotations plus modernes de féminisme, d'émancipation et de revendication du pouvoir féminin.

L'auteure aborde plusieurs facettes du concept de la sorcière et de sa signification dans différents contextes culturels, elle part du postulat que ces femmes « sorcières » étaient souvent des personnes désignées comme subversives, remettant en question les normes et le pouvoir établis. Elle aborde également les liens entre la sorcière historique et les mouvements féministes contemporains, tout en mettant en lumière un parallélisme entre les persécutions passées et les défis auxquels les femmes font encore face aujourd'hui, ainsi que l'importance de la résistance féminine à travers les âges, tout en apportant une perspective nouvelle et intéressante sur la sorcière en tant qu'archétype culturel.

En filigrane, c'est la mémoire transgénérationnelle comme décodage biologique avec l'empreinte que la chasse aux sorcières aurait laissé, de manière inconsciente, chez les femmes, identifiant ainsi les schémas transgénérationnels en lien avec les femmes d'une même famille.

La thèse du complexe de la sorcière est audacieuse, et même si parfois, elle peut faire sourire, on peut dire que la psychogénéalogie peut apporter une réponse qui peut sembler intéressante.

Un livre étrange et instructif à la fois…

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INCIPIT
PREMIÈRE VISION
C’est une scène terrible, une scène d’interrogatoire. Je ne vois pas la couleur de ses cheveux, juste ses yeux liquides, transparents, immenses. Un homme se tient devant elle. La question qu’il lui pose est toujours la même, et ce n’est pas une question. C’est un ordre. «Dis-le. Dis que tu es une sorcière.» Comme dans un cauchemar, je devine, à l’arrière-plan, l’éclat du métal, les formes inquiétantes d’instruments chauffés à blanc. Pourquoi se trouve-t-elle ici? Qui l’a accusée? Est-ce qu’elle prie? Est-ce qu’elle espère encore, évalue ses chances, se prépare à nier? Ou bien est-il trop tard? Que va-t-elle lui dire? Et quel est son nom? Qui est-elle?
La première apparition de la sorcière date du mois de juin deux-mille-dix-sept. Pourquoi à ce moment-là, je n’en ai aucune idée. Je sais juste que la scène m’apparaît et qu’il faut l’écrire. Elle ne fait que quelques lignes et je n’ai pas la moindre idée d’un début d’histoire. Je ne me vois pas écrire un roman historique, je n’ai que cette scène d’interrogatoire. Je ne sais pas où elle se passe, ni quand, je ne sais pas qui est cette femme, ni pourquoi on lui pose ces questions. Je sais qu’une chose impensable est sur le point d’arriver dans l’angle d’une cellule, une chose qui a une importance indescriptible. Mon imagination ne va pas plus loin. À part la scène elle-même, je ne vois rien. Sauf des murs sombres, des reflets de métal, le décor n’apparaît pas. L’histoire non plus. Au bout d’un mois, je décide d’oublier cette image et de passer à autre chose. Un peu comme on décide d’oublier une rencontre troublante parce qu’on n’a reçu ni coup de fil, ni proposition de rendez-vous, ni rien. Alors on se dit qu’on s’est fait des idées. Que la fascination n’était pas réciproque.
Deux semaines plus tard, je dîne avec Sarah qui a une bonne nouvelle à m’annoncer. Elle vient d’avoir les résultats du concours de l’enseignement, elle est admise, son rêve de devenir professeure va se réaliser. Je suis presque aussi émue qu’elle, Sarah rêve d’enseigner depuis que je la connais. Je me souviens même d’une fois, c’était il y a vingt ans, nous commencions à travailler, où elle m’avait dit les larmes aux yeux que cette vie que nous nous apprêtions à mener, ces responsabilités qu’elle s’apprêtait à prendre, tout cela était bien loin de la vie simple dont elle rêvait. Sarah et moi sommes devenues amies alors que nous terminions nos études. En apparence, on ne se ressemblait pas. Sarah faisait partie de ces filles populaires que les autres élisent comme déléguée ou trésorière, j’étais plutôt timide et je restais à l’écart des groupes. Sans doute avons-nous reconnu en l’autre un sentiment de décalage que nous nous efforcions, chacune à notre façon, de dissimuler. Sarah et moi avions partagé l’espoir naïf que nos études, ou peut-être le simple fait de devenir adultes, résoudraient les nombreuses questions que nous nous posions sur le sens de la vie. Nous commencions à comprendre, avec une certaine angoisse, que ce ne serait pas le cas. L’autre chose que nous avions en commun, c’étaient nos origines métissées. Le père de Sarah était ivoirien, ma mère sicilienne avait grandi à Tunis. Nos parents s’étaient séparés quand nous avions à peu près le même âge, ni sa mère ni la mienne ne s’étaient remariées. Tout cela nous rapprochait.
Aujourd’hui que sa fille, dont je suis la marraine, a presque l’âge que nous avions lorsque nous nous sommes rencontrées, je sais que c’est autre chose que nous avons en commun : Sarah et moi, nous cherchons. Nous cherchons, mettons, une forme de vérité. C’est de cela dont nous parlons chaque fois que nous sommes ensemble, de cet enjeu, de ce désir, même si le mot spirituel nous fait l’effet d’un vêtement trop grand pour nous et que nous l’employons peu, nous parlons de cette recherche chaque fois que nous nous retrouvons. Sarah fait partie d’une sangha bouddhiste sans être bouddhiste, même si elle a pris l’habitude de partir en retraite chaque année. J’ai longtemps pratiqué le zen. Mais ce qui nous rapproche le plus, elle et moi, c’est le sentiment que tout ce que nous vivons fait partie de notre recherche.
À partir de la rentrée, le salaire de Sarah va diminuer. Elle m’explique qu’elle a mis de l’argent de côté, la veille, elle a rassuré sa fille qui s’inquiétait. Elle lui a promis que ça ne changerait rien pour elle, qu’elle partirait comme prévu étudier un an à l’étranger. Et ce matin, elle a franchi pour la première fois la porte du collège où elle enseignera le français à la rentrée. Je sais reconnaître un rêve qui s’accomplit. Sarah rayonne, ses yeux brillent, elle a l’air d’une jeune fille, je suis admirative, peut-être un peu jalouse. J’aimerais avoir quelque chose d’équivalent à raconter, quelque chose qui représente le même saut d’intégrité. Et la première chose qui me vient à l’esprit, c’est la vision de la sorcière. Je la lui raconte, ce soir-là, un peu comme on raconte un rêve significatif qu’on n’a pas encore réussi à interpréter.
L’image me revient à l’esprit dans les jours qui suivent. Les hommes à l’arrière-plan, ceux que j’imaginais comme d’inquiétantes présences près d’instruments chauffés à blanc, les hommes à l’arrière-plan ont disparu, comme celui qui la questionnait. La femme est seule, silhouette réfugiée dans un angle obscur, jusqu’au prochain interrogatoire. Mais chaque fois que je tente d’aller au-delà de cette solitude, de me représenter ce qui se passe dehors, l’histoire de cette femme ou des détails aussi simples que le pays où elle habite, l’époque où elle vit, mon imagination s’arrête net comme si elle refusait d’inventer quoi que ce soit. La seule chose que je vois avec clarté, sans avoir le sentiment de trahir la vérité que déjà cette image représente pour moi, la seule chose que je vois avec clarté, ce sont ses yeux. Des yeux ouverts dans l’ombre, des yeux presque transparents, soit parce qu’ils sont bleus, soit parce que justement j’ignore tout de leur couleur. C’est tout. Pour un début d’histoire, ce n’est pas grand-chose.
Pour finir de camper le décor auquel se superpose une image venue d’ailleurs, c’est un appartement au deuxième étage, un couloir encombré de cartons. Au début de l’été, Frédéric et moi venons d’emménager ensemble. C’est à la fois une vieille et une nouvelle histoire, puisque nous avons vécu quinze ans dans des appartements séparés, avant de nous séparer pour de bon. Nous nous sommes retrouvés deux ans plus tard, et avons décidé d’emménager dans un lieu que nous choisirions ensemble pour commencer une vie nouvelle. J’avoue que j’appréhendais un peu cette cohabitation. Mais je dois bien constater au bout de trois mois que nous sommes heureux, apaisés comme on peut l’être lorsqu’on connaît quelqu’un depuis longtemps, et qu’il se produit ce petit miracle de le découvrir de nouveau. Quant à la solitude, je n’y ai pas renoncé. La pièce où je travaille est au fond de l’appartement, il me suffit de fermer la porte, et si cela ne suffisait pas, je sais que je trouverai le moyen de m’isoler lorsque le besoin s’en fera sentir. J’ai quand même eu un petit pincement au cœur le jour où j’ai annulé le contrat d’électricité de mon ancien appartement. Mais enfin, pour l’instant, je dois dire que tout se passe bien. Frédéric me dit souvent qu’il apprécie de vivre avec moi, moi aussi je le lui dis. C’est l’avantage de vieillir. On n’hésite plus à dire ce qui va mal, mais on apprend aussi à dire ce qui va bien.
Elle a le crâne rasé. La longueur de ses cheveux, leur couleur, la façon dont ils sont relevés ou emmêlés, tout cela ne fait pas partie de l’image. On leur rasait le crâne avant de procéder à l’interrogatoire. On leur rasait aussi toutes les parties du corps, pour que les juges soient sûrs qu’elles ne puissent pas cacher, dans un recoin intime de leur anatomie, un nom inscrit sur un papier plié, une poche cousue contenant une formule, un pauvre maléfice qui les protégerait de la douleur au moment de la question. Je dis elles, alors que je devrais dire ils. Des hommes aussi furent brûlés comme sorciers. Mais la grande majorité d’entre «elles» furent des femmes. C’est cette réalité que traduit l’expression chasse aux sorcières. On ne dit pas chasse aux sorciers. Il existe une expression dans la langue française où le masculin ne l’emporte pas, c’est la chasse aux sorcières. C’est étrange, quand on y pense.
Avant le début de l’été, il devient évident que la sorcière me hante. J’ai commencé à me documenter, commandé des livres d’histoire. Pourtant rien ne se passe comme pour la construction d’un personnage. Je n’imagine rien d’elle, rien d’autre que ses yeux ouverts dans l’ombre, je n’ai toujours aucun nom ni aucun lieu, même si l’époque se précise un peu. Les seules scènes qui m’apparaissent sont des souvenirs. Souvenirs d’enfance, d’adolescence, de jeunesse, souvenirs que la sorcière semble évoquer, les rappelant à ma mémoire bien qu’ils n’aient rien à voir avec le destin de ces femmes accusées par leurs voisins, ces femmes questionnées avant d’être bannies, noyées ou brûlées vives.
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Le Malleus Maleficarum de Heinrich Krämer et Jakob Sprenger est le premier best-seller de l’époque moderne, le livre qui va transformer la vision des décideurs laïques et religieux en matière de sorcellerie. Rédigé d’une façon méthodique, il voit le jour en même temps que l’imprimerie. Un propos efficace, une diffusion sans précédent, ainsi les historiens expliquent son succès. À ces causes rationnelles, j’ai toutefois envie d’ajouter un ingrédient plus sombre : c’est l’humiliation. Le Malleus Maleficarum a été inspiré par un ressentiment mortel. Krämer et Sprenger, ses auteurs, ne sont pas des inquisiteurs ordinaires, ils ne se contentent pas de traquer les hérétiques. Ce sont d’infatigables tueurs de femmes. Deux ans avant la rédaction de leur grand-œuvre, en 1484, ils ont chassé les sorcières de la ville de Ravensburg, arrêtant, condamnant et brûlant une cinquantaine de ses habitantes. L’année suivante, Krämer décide de s’attaquer aux sorcières d’Innsbruck. Mais il rencontre la résistance inattendue de l’évêque qui, non content de faire libérer toutes les prisonnières de la ville, en chasse l’inquisiteur après l’avoir traité de gâteux. C’est à la suite de cet affront que Heinrich Krämer s’attaque à la rédaction du Malleus Maleficarum avec l’appui de Sprenger. L’appel au crime d’un ego mortifié s’apprête à être amplifié sur plusieurs centaines de pages, en plusieurs milliers d’exemplaires, pour la première fois de l’histoire. Ce ne sera pas la dernière.
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Elle vient d'avoir les résultats du concours de l'enseignement, elle est admise, son rêve de devenir professeure va se réaliser. Je suis presque aussi émue qu'elle, Sarah rêve d'enseigner depuis que je la connais. Je me souviens même d'une fois, c'était il y a vingt ans, nous commencions à travailler, où elle m'avait dit les larmes aux yeux que cette vie que nous nous apprêtions à mener, ces responsabilités qu'elle s'apprêtait à prendre, tout cela était bien loin de la vie simple dont elle rêvait.

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[ être prof = avoir une vie 'simple' ? ]
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Le complexe de la sorcière serait ce soupçon permanent de soi instillé aux femmes torturées, ou aux femmes témoins de la torture d’autres femmes de leur famille ou de leur entourage. L’interdit portant sur la vérité, qu’elles ne peuvent ni chercher ni dire, sous peine de torture. Et je répète plusieurs fois le mot torture, car il me paraît essentiel de comprendre comment la peur a pu se transmettre. Comment l'Inquisiteur, avec une majuscule, l'Inquisiteur a pu être assimilé, intériorisé, enfoncé à coups de marteau, imprimé au fer rouge puis oublié mais conservé à l' intérieur de la psyché comme un corps étranger après une opération chirurgicale, transmis de mère en fille et de grand-mère en petite fille, comme un.juge toujours en exercice, toujours prêt à mettre en doute, à haïr et à condamner la conscience d' une femme.
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PREMIERS VOYAGES DANS LE TEMPS
Les livres d’histoire sont apparus sur mon bureau, presque aussi vite que la sorcière dans mon esprit. Dès le début de l’été, j’accumule plus d’une quinzaine d’ouvrages. Certains sont des classiques comme La Sorcière de Michelet ou une Histoire de l’Inquisition au Moyen Âge de Henry Charles Lea. D’autres ont été plus difficiles à trouver soit qu’ils n’aient pas été réédités, soit qu’ils n’intéressent que les spécialistes. Au début, je leur trouve à chacun une place sur ma table de travail. Un autre mois passe et je dois acheter une étagère rien que pour eux. Je m’assois désormais à mon bureau entourée de titres comme Sorcières !, Le Sabbat des sorcières, La sorcière et l’Occident, Caliban et la sorcière, Sorcières, sages-femmes et infirmières, Les derniers bûchers, un village de Flandre et ses sorcières sous Louis XIV, Inquisition et sorcellerie en Suisse romande, le registre Ac 29 des archives cantonales vaudoises, De la chrétienté romaine à la réforme en Dauphiné, sans oublier le fameux Malleus Maleficarum ou Marteau des sorcières, ce traité de démonologie aussi volumineux qu’un dictionnaire où les inquisiteurs Heinrich Krämer et Jakob Sprenger énumèrent les crimes commis par les sorcières, et les façons les plus efficaces de les questionner. Le fait que la plupart de ces livres soient difficiles à obtenir, que certains m’aient été prêtés ou soient devenus quasiment introuvables, me donne envie d’en prendre soin. Alors à la fin de l’été, j’achète encore de nouvelles étagères pour ranger les ouvrages qui continuent à s’accumuler sur ma table. Ce sont des étagères en bois blanc que j’ai trouvées dans une boutique juste à côté de chez moi. Le gars était d’accord pour venir les monter, trois coups de perceuse et c’était réglé. La sorcière a maintenant sa place. Je n’ose pas dire son autel, mais une trentaine de livres de toutes tailles, dont certains très volumineux, une trentaine de livres dont les titres contiennent presque tous le mot « sorcière », c’est quand même l’effet que ça fait.
Celui d’une présence.
Voilà comment je commence à passer mes soirées auprès d’elle, et bientôt une partie de mes nuits, plongée dans les livres d’histoire. Au début, ça ressemble à un travail d’enquête classique. Je me lève après le dîner et je vais lire l’un des livres posés sur l’étagère. Une ou deux heures plus tard, je rejoins Frédéric dans la chambre. Et puis très vite, quelque chose change. Il y a la femme au crâne rasé, il y a ses yeux limpides, démesurés. Mais chaque fois que je me plonge dans un livre d’histoire pour en savoir un peu plus sur elle – imaginer l’endroit où elle aurait pu vivre, le crime qu’elle aurait pu commettre – chaque fois que je tourne les pages, en même temps que la scène que je m’efforce de faire apparaître, en même temps que le décor des chasses, ce sont des images du passé, mon passé, qui me reviennent à l’esprit. Comme si la lecture attentive d’ouvrages historiques, dont je dois avouer que certains sont assez trapus pour une non spécialiste, produisait une sorte de télescopage du temps.
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Videos de Isabelle Sorente (26) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Isabelle Sorente
Dans "L'Instruction" (JC Lattès), Isabelle Sorente se prête à un mystérieux exercice d'empathie, pratiqué par d'anciens maîtres nomades, consistant à s'imaginer à la place d'un animal conduit à l'abattoir. Elle n'imagine pas que cela la conduira à l'intérieur d'un élevage industriel, et à un questionnement bouleversant sur l'écriture et notre lien aux autres espèces.
À l'occasion de la parution de ce nouveau roman, elle répond en vidéo aux questions que lui ont posées ses lecteurs.
En savoir plus https://www.hachette.fr/videos/questions-de-lecteurs-avec-isabelle-sorente
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Les écrivains et le suicide

En 1941, cette immense écrivaine, pensant devenir folle, va se jeter dans une rivière les poches pleine de pierres. Avant de mourir, elle écrit à son mari une lettre où elle dit prendre la meilleure décision qui soit.

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