L'Ukraine, dont le nom signifie « terre des confins » est un territoire qui n'en finit pas de se rapprocher de nous, de s'étendre, de repousser les limites de ses frontières, pas celles géographiques hélas ! C'est plutôt l'inverse en ce moment et depuis 2014 avec l'annexion sauvage de la Crimée dont la géographie se réduit comme une peau de chagrin. Non, je parle ici d'un territoire démocratique qui étend son centre de gravité vers l'Ouest. L'Ukraine ne s'est jamais sentie aussi proche de l'Europe, non pas que nos terres occidentales soient plus belles, meilleures que les autres, mais aujourd'hui plus que jamais le destin de l'Ukraine est en jeu à la croisée des chemins située dans un présent déchiré, ancrée dans un passé tout aussi tumultueux qui permet de comprendre ce qui se joue en ce moment et portée vers un devenir autant empli d'espoir que d'incertitude.
Alors, justement, que peut nous dire un livre de plus écrit sur l'Ukraine ? Que peut-il nous dire de plus que ce que nous savons déjà ? D'ailleurs, faut-il lire ce livre pour ce que nous savons déjà et pourquoi pas plutôt pour ce que nous ne savons pas encore sur le sort qui va advenir de l'Ukraine ?
S'intitulant
le courage de l'Ukraine, sans renier ce sentiment de courage indéniable qui force le respect et l'admiration, montre une résistance impressionnante, à la manière de David contre Goliath, ce livre mériterait tout autant d'être intitulé La dignité du peuple ukrainiens, tant elle force le respect. Ce terme serait davantage porteur de sens.
Le peuple ukrainien, cela ne veut d'ailleurs pas dire grand-chose, l'Ukraine étant composée et nourrie de plusieurs courants multiples, c'est cette diversité qui en fait sa force. Il existe même des familles ukrainiennes dont les parents, grands-parents ou cousins sont d'origines russes. Je n'ose pas imaginer l'ambiance dans certaines familles en ce moment... Nous devrions parler plutôt de nation ukrainienne, car elle pose ce ciment qui rassemble sur un territoire et galvanise aujourd'hui cette diversité tendue vers un même dessein, tenir, résister, survivre face à cette « opération militaire spéciale » lancée contre elle par la Fédération de Russie depuis le 24 février 2022.
Les gesticulations et le narratif d'un certain
Vladimir Poutine sont tellement ubuesques qu'il nous paraît vain de pouvoir les désarmer sur son propre terrain. Il faudrait convoquer
Rabelais pour rire de l'absurdité de cette méchanceté cynique et grotesque, pouvoir la désarmer. Alors, pour l'instant, autant nous en éloigner, prendre de la hauteur pour tenter de comprendre. Ce livre s'y prête totalement.
Il regroupe la production et la reproduction de textes, de lettres, d'un intellectuel ukrainien engagé,
Constantin Sigov, qui convoque ici l'histoire et les philosophes,m nous invitant à effectuer un magnifique pas de côté.
Constantin Sigov fut un acteur intellectuel très engagé lors de la révolution du Maïdan en février 2014 à Kiev. Aujourd'hui, il enseigne la philosophie et la littérature européenne à l'Académie Mohyla de Kiev, le plus ancien établissement du pays. Je ne sais pas comment on peut enseigner en tant de guerre, pas plus la philosophie qu'autre chose, je veux dire d'un point de vue matériel. Sur le plan intellectuel, au contraire, c'est une lumière de plus, l'intelligence capable de dresser des citadelles de
pensées face à la barbarie animale et obscure qui s'agite, grimace, se convulse en face, de l'autre côté des tranchées, parmi les chars qui avancent.
Les premières pages du livre s'ouvrent sur cette belle et sanglante révolution de Maïdan.
Les Ukrainiens nous impressionnent depuis le 24 février 2022 par leur résilience, leur force de caractère, leur détermination à vouloir penser et décider par eux-mêmes, à conserver leur indépendance politique, leur libre-arbitre...
Mais au fond, peut-être que rien ne date du 24 février 2022 ; peut-être que les causes se situent bien auparavant, c'est-à-dire bien avant la révolution du Maïdan. L'Histoire de l'Ukraine, évoquée dans cet essai, ne manque pas de faits héroïques l'attestant.
Je me rappelle ce roman d'
Andreï Kourkov lu récemment,
L'oreille de Kiev, qui évoquait cette résistance farouche déjà présente à Kiev pour tenter de manière ultime de sauvegarder la République populaire d'Ukraine d'alors en 1919 face au bolchévisme.
Je me rappelle mes premiers pas, entrant dans la place de Maïdan un 27 décembre 2014. Je n'oublierai jamais ce jour. Presque tout était encore là dix mois après, dans des vestiges de barricades, laissés là pour témoigner. Je me souviens des photos en format géant tout autour de la place, celle des 109 civils tombés ce jour de février 2014, par les tirs des snipers russes sur les toits de l'hôtel qui domine la place, commandés par un certain
Vladimir Poutine. Je me souviens des mères, des femmes, des hommes, des enfants qui venaient s'y recueillir chaque jour, y déposer des fleurs. Parmi ces portraits émouvants, le plus jeune avait 16 ans, le plus vieux avait 79 ans. Il y avait des femmes des hommes sur ces photos, des vies fauchées par des balles, leurs proches se consoleront que les balles qui les ont abattus comme des lapins un jour de chasse, ne furent pas tirées par les leurs, mais bien par des snipers russes, parce que les autorités de la Russie soutenaient le Président de l'Ukraine d'alors qu'ils avaient réussi à placer insidieusement comme une marionnette dans cette démocratie devenue arrogante aux portes de la Russie.
Constantin Sigov, que je découvre ici, faisait partie de cette révolution pacifiste. Il en fait encore partie car la résistance du peuple ukrainien devant la guerre, - je dis bien le mot de guerre, menée par la Russie, montre tout d'abord un sentiment de dignité à la place de tout sentiment de mensonge, de haine, de vengeance.
Le mensonge est de l'autre côté, mais j'y reviendrai plus tard.
J'ai adoré que
Constantin Sigov, en professeur de philosophie, convoque les regards de ses pairs qui ont nourri son chemin :
Jean-Jacques Rousseau,
Paul Ricoeur, Emil Cioran,
Dante,
Hannah Arendt,
Montesquieu, Pascal... Les questionnements des uns et des autres viennent nourrir notre réflexion pour aborder avec hauteur et intelligence face aux images que les médias nous renvoient dans l'immédiateté et la péremption de l'information. Oui Emil Cioran pour évoquer
Vladimir Poutine, avouez que c'est tout indiqué comme première approche réjouissante du sujet, façon philosophique...
L'Europe peut-elle s'abriter encore derrière des mensonges ? Faire semblant d'y croire encore un peu... ? Et brusquement se réveiller avec la gueule de bois parce qu'il y un voyou qui fait un casse qui nous tourne mal presque à nos portes. Oh ! Si c'était loin du côté de la Syrie par exemple, ça irait encore, mais là tout de même c'est presque chez nous...
Le message le plus fort qui se dégage de ce livre est en effet celui de l'Europe. Ce récit devient furieusement un magnifique plaidoyer pour l'Europe.
Derrière cet acte prédateur, faut-il y voir une guerre de civilisations ou pas ?
Le débat est ouvert. Et je le pense, oui, je pense que c'est une guerre de civilisation, autant qu'un véritable choc de culture. Démocraties contre autocraties... Ce sont deux mondes qui se confrontent aujourd'hui, auxquels appartiennent respectivement l'Ukraine et la Russie. L'Histoire les a souvent unis et désunis, pour le meilleur et pour le pire, quasiment pour ne pas dire tout le temps pour le pire. Dans cette mémoire inconsolable des damnés de la Terre, les larmes du peuple ukrainien sont lourdes et douloureuses...
Choc des civilisations, lorsque la jeunesse ukrainienne a joué un rôle essentiel dans la révolution de Maïdan, créant sans doute une fracture entre deux plaques tectoniques, l'Ukraine envisageant dès lors la perspective de se rapprocher de l'Europe, laissant la Russie de l'autre côté-là-bas à l'Est où il n'y a rien de nouveau, une fracture, un fossé, un séisme, un vide entre deux terres irréconciliables.
La falsification de la mémoire est l'un des fonds de commerce du boutiquier
Vladimir Poutine. « Tu ne diras point la vérité » est un de ses dix commandements.
Vladimir Poutine est saisi la main dans le sac au moment où il tente d'effacer les horreurs commises par son illustre prédécesseur
Joseph Staline, auquel il voue plus qu'un respect, une totale abnégation, lorsque la Cour suprême de Russie a prononcé en décembre 2021 la dissolution de Memorial, l'ONG russe la plus ancienne et la plus connue pour ses travaux de recherche sur les répressions de l'époque soviétique... Ainsi sont mis sous le tapis les actes de répressions commis par les différents régimes soviétiques sur leur propre sol. Mais aussi la reconnaissance d'un des pires génocides du XXème siècle après la Shoah, l'Arménie, le Rwanda : l'Holodomor, cette famine en Ukraine, orchestrée par le régime de Staline en 1932-1933 et qui fit entre quatre et huit millions de morts. Je me souviens avoir visité toujours en décembre 2014 le Musée national du mémorial aux victimes du Holodomor et j'en étais ressorti glacé d'effroi, sidéré par les photos, les textes, les objets que je venais de voir, preuves terribles d'un pan méconnu de l'histoire de la barbarie, précédant celle commise par les Nazis peu de temps après...
Résister à la terreur, surmonter la peur de la barbarie, combattre toute tentation de totalitarisme qui peut même sommeiller ou venir s'immiscer dans nos intériorités, voilà ce qui s'apprend en lisant ou relisant
Hannah Arendt, en faire une approche presque spirituelle, donner goût au véritable combat, celui de l'esprit...
En conclusion de ce billet qui ne peut se conclure mais s'ouvrir à l'échange, s'enrichir, poursuivre le chemin vers les terres sans confins, je citerai
Vassili Grossman : « L'histoire des hommes n'est pas le combat du bien cherchant à vaincre le mal. L'histoire de l'homme, c'est le combat du mal cherchant à écraser la minuscule graine d'humanité. » Et il ajoute : « ... si même maintenant l'humain n'a pas été tué en l'homme, alors jamais le mal ne vaincra. »
Aujourd'hui 17 mars 2023, la Cour pénale internationale a émis un mandat d'arrêt contre
Vladimir Poutine, Président de la Fédération de Russie pour crimes de guerre et Maria Alekseyevna Lvova-Belova commissaire russe aux droits de l'enfant pour déportation d'enfants.
Je remercie Babelio et les éditions du Cerf pour m'avoir permis de découvrir cette lecture inspirante sur un thème qui me touche, à l'occasion d'une opération Masse Critique.
Je remercie aussi mon amie Anna (@AnnaCan) qui, connaissant mon attrait pour le sujet, m'a partagé la lecture d'un article riche de sens, cosigné par
Gérard Grunberg politologue et
Alain Bergounioux historien, membres du centre de réflexion Telos, dont l'analyse pointue permet d'étayer cette hypothèse de guerre de civilisations.