Ce livre contient les deux premiers ouvrages de
Goliarda Sapienza, deux autobiographies rédigées à l'issue de sa période fortement dépressive scandée par deux tentatives de suicide, par l'abandon de sa carrière de comédienne, suite à la folie puis au décès de sa mère, à celui de son père, à l'éloignement de son premier conjoint Citto concomitant avec les conséquences du XXe Congrès du PCUS. Après la première tentative, l'autrice est soumise à une thérapie d'électrochocs qui lui fait perdre la mémoire, au point qu'elle court-circuite dans son esprit ce « soin » psychiatrique sien avec l'arrestation et la torture subies par son père pour antifascisme, alors qu'apparemment son propre engagement dans la Résistance (dont il n'est pas du tout question ici) ne l'a pas conduite à une arrestation. Néanmoins, sous la tutelle de Citto,
Goliarda Sapienza est prise en psychothérapie quotidienne par un très illustre psychanalyste ; le déroulement de celle-ci finira pas s'éloigner de la déontologie et s'avérera catastrophique. Il est évident que la motivation de ces deux textes réside dans l'entreprise de recouvrement de sa mémoire incitée par la psychanalyse.
Le premier livre, _
Lettre Ouverte_ possède d'ailleurs de nombreuses caractéristiques qui font penser à une induction psychanalytique : elle s'adresse à un lecteur qui pourrait tout aussi bien être l'analyste lui-même, et contient des fragments de souvenirs, depuis l'enfance, transcrits tels qu'ils se présentent, en mêlant le récit factuel à l'onirisme, sans que soit respectée une stricte chronologie. le texte rassemble des anecdotes comportant de très nombreux personnages, à l'image de son environnement familial formé d'une très nombreuse fratrie recomposée dont elle était la cadette (dix demi-soeurs et demi-frères, d'autres enfants qui s'avéreront être des enfants naturels de son père, reconnus de façon posthume...), et d'une multitude de parents et d'amis de ses parents, tous les deux socialement et politiquement actifs et estimés. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce premier volume n'est pas lourdement à charge de ses parents, il ne met pas en évidence de graves sévices ni d'événements fortement traumatiques ; à l'inverse, il décrit une fratrie complice et joyeuse, un environnement culturellement fertile et épanouissant, plein de stimuli et de liberté pour tous. Néanmoins, entre les lignes, on peut ressentir la très grande sévérité – presque un puritanisme – d'une mère qui élève Goliarda dans un surinvestissement intellectuel et un déni de la féminité de peur qu'elle ne devienne « une femmelette ». de même, un vague relent incestueux plane autour de la figure paternelle, trop exubérante et opposée à la mère. Enfin, se révèle de manière précoce une orientation homosexuelle brutalement contrariée chez la jeune Goliarda, amoureuse de Nica.
Là où se termine _
Lettre Ouverte_ commence _
Le Fil de midi_, ce qui indique la pertinence du choix éditorial d'avoir réuni les deux titres : Goliarda a été admise à l'Académie des arts dramatiques à Rome avec obtention d'une bourse d'études, elle quitte Catane et se rend donc dans la capitale accompagnée par sa mère. Toutefois, le style et je dirais aussi la puissance expressive du second volume diffèrent du et surpassent incontestablement le premier : en effet, dès le troisième chap., est introduit le « réveil » amnésique de Goliarda suivant l'électrochoc, et dorénavant le récit se présente comme une sorte de verbatim de sa psychanalyse, qui laisse une place au moins aussi importante aux remémorations de l'autrice – souvent sous forme de narration de ses rêves – qu'aux interprétations de son analyste, les deux produisant conjointement une reconstitution cohérente et contruite de son passé. Jamais je ne crois avoir lu compte rendu plus suggestif et précis d'une analyse, peut-être même pas dans _
Les Mots pour le dire_ de
Marie Cardinal ! (La note étoilée de ma lecture constitue donc une moyenne arithmétique fidèle de la dissymétrie entre les deux textes...).
Le résultat de la lecture sans discontinuité de ces deux ouvrages complémentaires sert donc le but de remettre en perspective notamment la figure de la mère, Maria, qui en ressort peut-être plus accablée qu'elle ne le mérita dans la vie, jugée principale responsable des lourdes vulnérabilités mais aussi in fine de la force vitale formidable de l'autrice qui décide, de façon farouchement volontaire, de s'inventer une méthode propre créer « un art de la joie » - titre du grand roman à venir. Il faut préciser aussi que, par-delà l'hétérodoxie impardonnable de l'analyste, dont la culpabilité flagrante eût pu être fatale à l'autrice et jette en tout cas une lumière d'opprobre sur la pratique psychanalytique tout entière, sur sa dangerosité dès lors qu'un petit écart est commis, la puissance explicative de ses interprétations (celles de l'homme et celles de sa science) est totalement séduisante. Si les circonstances biographiques de l'autrice n'avaient pas été tellement exceptionnelles, eu égard à l'époque et au milieu dans lequel elle a grandi, à commencer par les personnalités des parents, on pourrait presque être tenté de prendre l'histoire de l'enfance et de la jeunesse de
Goliarda Sapienza comme un modèle d'éducation féministe et libertaire réussie, et l'histoire de sa psychanalyse comme un modèle de thérapie également réussie car capable de « guérir » et de transformer un suicide en une méthodologie d'édification du bonheur de chaque jour (par l'écriture)...