Comment, du reste, n'aurait-il pas connu les gens, lui qui, en vingt-cinq ans, en avait vu défiler des dizaines de milliers : ingénieurs, chirurgiens, acteurs, militantes féministes, dilapidateurs, ménagères, mécaniciens, professeurs, mezzo-soprani, maçons, guitaristes, voleurs à la tire, dentistes, pompiers, demoiselles sans profession définie, photographes, planificateurs, pilotes, spécialistes de Pouchkine, présidents de kolkhoses, putains clandestines, jockeys, électriciens, vendeuse de grands magasins, étudiants, coiffeurs, architectes, ex-propriétaires, retraités, instituteurs de campagne, viticulteurs, violoncellistes, prestidigitateurs, femmes divorcées, gérants de café, joueurs de poker, homéopathes, accompagnateurs, graphomanes, ouvreuses, chimistes, chefs d'orchestre, joueurs d'échecs, préparateurs, escrocs, comptables, schizophrènes, dégustateurs, manucures, calculateurs, anciens ministres du culte, spéculateurs, phototechniciens...
Je posai le canon sur ma tempe, et cherchai la détente d'un doigt tremblant. A ce moment me parvint des étages inférieurs un bruit familier : le son criard d'un orchestre transmis par un phonographe enroué, puis la voix aiguë d'un ténor qui chantait :
"Mais Dieu me rendra-t'il ce que j'ai perdu?"
Mes aïeux ! m'écriai-je intérieurement. Faust ! Vraiment, le moment ne pouvait pas être mieux choisi. ! Bon, je vais attendre jusqu'à l'apparition de Méphistophélès. (...)
Le ténor jeta un cri de désespoir, et l'orchestre gronda.
Mon doigt tremblant était appuyé sur la détente. En cet instant, le grondement de l'orchestre m'assourdit, le cœur me manqua, je crus voir les flammes de la lampe monter jusqu'au plafond, et je lâchai le pistolet.
Un nouveau roulement de tonnerre. Puis une voix de basse épouvantable monta vers moi :
- Me voici !
Et je me tournai vers la porte.
Et comme un ver, une affreuse pensée commença à ronger mon coeur : je ne deviendrais jamais un écrivain. Et puis soudain, il me vint une pensée plus horrible encore : si j'allais devenir comme Likospastov ? M'enhardissant, j'ajoutai même : ou comme Agapénov ? Ataxique ? Que veut dire ataxique ? Ah! je vous le jure, tout cela est absurde!
Mes pensées et mes rêveries tournaient autour d'un seul objet : ma pièce. Dès l'instant où l'on m'avait apporté la lettre décisive de Thomas Strij, ma vie avait changé jusqu'à devenir méconnaissable. J'étais un autre homme soudain venu au monde, ma chambre était devenue tout autre, bien qu'elle fût restée en tous points la même, et les gens qui entouraient cet homme nouveau étaient autres, eux aussi, - et l'homme que j'étais maintenant avait acquis, eût-on dit, le droit à l'existence dans la ville de Moscou, il avait acquis une signification - voire une certaine importance.
"Je me rends compte maintenant, pensai-je, du nombre d'amateurs qui vont au théâtre gratuitement à Moscou. Mais il y a une chose bizarre : apparemment, aucun d'entre eux n'essaye de voyager gratuitement en tramway. De même, je n'en ai jamais vu aller dans un magasin demander une boîte d'anchois gratuite. Pourquoi pensent-ils donc qu'au théâtre, il n'est pas nécessaire de payer?"
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Que faire quand on n'est plus libre de s'exprimer ? Quand des chefs politiques, tout en se déchirant pour le pouvoir, embrigadent, surveillent, intimident, déportent ou exécutent qui bon leur semble ? Réponse dans un roman sublime, un monument de la littérature russe.
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